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ANALYSE

101

Le quatrain 23 de la centurie VI
et la critique des méthodes dites rationalistes

par Patrice Guinard


Le Dieu Janus jadis à deux visaiges,
Noz anciens ont pourtraict & trassé:
Pour demonstrer que l’advis des gens saiges,
Vise au futur, aussi bien qu’au passé.

(Guillaume de La Perrière, toulousain, 1545)

   C’est suite à une remarque de Peter Lemesurier dans son Nostradamus - Research-Group (sur Yahoo), prétendant qu’on ne trouvait pas ou peu d’anagrammes dans les quatrains de Nostradamus, ou alors, tout au plus soulignés par des majuscules, que mon attention s’est polarisée sur le quatrain VI 23, introduisant le quatrième vers par le fameux Rapis.

   Ainsi, dans l’exemplaire d’Utrecht (édition de 1557), plus fiable que celui de Budapest :

D’esprit de regne munismes descriees,
Et seront peuples esmeuz contre leur Roy:
Faix, faict nouveau sainctes loix empirees,
Rapis onc fut en si tresdur arroy.

   La version de Budapest donne Paix au lieu de Faix, et introduit une virgule après nouveau ; les éditions Benoist Rigaud de 1568 accentuent les adjectifs de fin de vers 2 et 4 : descriées, empirées.

   Si bien qu’on lira le quatrain ainsi :

D’esprit de regne munismes descriées,
Et seront peuples esmeuz contre leur Roy:
Faix, faict nouveau, sainctes loix empirées,
Rapis onc fut en si tresdur arroy.

   L’attention se porte immédiatement sur Rapis, anagramme enfantin sinon infantile, indigne en apparence du poeta hermeticus, à une époque où les jeux de mots étaient monnaie courante.

Rapis onc fut en si tresdur arroy.

   Paris donc, jamais (onc) ne fut dans une situation si difficile et en si mauvaise posture (arroy), ou encore désarroi par aphérèse.

   Depuis la mort de Henri II et avec les guerres de religion qui viennent de commencer, on s’attend au pire en France, et la fin des années 80, et en particulier l’année 1588, sont annoncées comme des années cruciales, sinon fatidiques. Des textes plus ou moins apocalyptiques commencent à circuler, dont celui-ci, attribué à Regiomontanus1 :

“Mille ans passés après que la Vierge enfanta,
Quand cinq cents autres ans se seront écoulés,
L’année quatre-vingt-huit, en prodiges féconde,
Dans son déroulement le malheur portera.
Si ce n’est pas alors que vient la fin du monde,
Que la terre et les flots ne se voient ébranlés,
Tout se renversera, des empires puissants
Crouleront, et partout le deuil sera grand.”

   Cloulas ajoute que Melanchthon lui-même, après le grand cycle se terminant en 1518 par le défi de Luther à l’Eglise Catholique, compte dix fois 7 ans (soit la durée de la captivité de Babylone) pour arriver à la même date de 1588. Cependant Regiomontanus, pas plus que Johannes Stoeffler pour la conjonction de 15242, n’a jamais rien écrit de semblable. Il s’agit en réalité d’une spéculation apocalyptique proche de celles du “Livre admirable” (Mirabilis Liber), émise par l’allemand Gaspar Brusch dans sa préface à l’ouvrage de l’abbé Engelbert sur l’essor et la chute de l’empire Romain.3

   En voici le texte allemand, tel que le donne Lynn Thorndike4 :

Tausent fünffhundert achtzigk acht
Das ist das iar das ich betracht
Ghet inn den die welt nicht unnder
So gschicht doch sunst gross mercklich wunder.

   1588 est effectivement l’année de tous les dangers. L’hérétique Henri de Navarre et l’athéiste Henri III sont haïs par les Ligueurs qui tiennent Paris depuis 1585, et surtout après le jeudi 12 mai 1588, jour de leur “révolution de mai” : c’est la fameuse journée des Barricades, provoquée par Henri III mais qui se retourne contre lui, contraint de quitter le Louvre le lendemain dans la soirée et de s’enfuir avec ses troupes et ses gardes Suisses à Chartres via Saint-Cloud.

   “Ce jeudi 12e de may, surnommé le jour des barricades, fust le commencement et l’occasion des grans troubles depuis avenus, hault loué et magnifié seulement des Ligueurs et des sots badaux de Paris” note le parisien Pierre de L’Estoile dans son journal.5

Faix, faict nouveau, sainctes loix empirées

   De quels faits/faix s’agit-il ? Comme dans un jeu de miroirs, l’auteur du quatrain nous convie à suivre l’escalade conduisant à l’anarchie, unique dans leur histoire, qui a sévi en France, et en particulier à Paris, à la fin des années 80 et au début des années 90. Le pays n’est plus gouverné ; meurtres et forfaits se succèdent (sainctes loix empirées). Le chef de la Ligue, Henri surnommé le Balafré, 3e Duc de Guise, est assassiné à Blois le 23 décembre 1588 sur ordre de Henri III, lequel à son tour est poignardé à Saint-Cloud par le moine dominicain Jacques Clément le 1er août 1589.

   Faix, faict nouveau : “nouveau” ayant le sens d’inaccoutumé, d’inhabituel, mais aussi d’autre, de second, d’un second qui remplace un premier. Faix (qu’on retrouve au quatrième vers du Présage pour décembre 1555 : La mort, mort, vent, par pluye cassé faix) au double-sens de porte-charge, de poutre faîtière, de responsabilité, comme de fait, d’événement : “Porter la charge ou le faix et evenement d’un procez” lit-on dans le dictionnaire de l’érudit et ambassadeur Jean Nicot6, connu aussi pour avoir introduit le tabac en France (nicotine).

   Autrement dit sont désignés par le quatrain : Henri III “à nouveau”, puis Henri IV, sur les épaules desquels ont pesé les destinées de la France au cours des cinq années d’anarchie qui ont suivi la journée des barricades de Paris. Et de mai à juillet 1589, les deux rois, celui de France et celui de Navarre, s’allient même pour assiéger Paris. Le siège, intermittent, durera quatre ans, et là encore Rapis onc fut en si tresdur arroy, jusqu’aux concessions faites lors des états généraux de la Ligue et à l’abjuration de Henri IV à Saint-Denis (juillet 1593).

Et seront peuples esmeuz contre leur Roy:

   Plusieurs peuples pour un Roi. Il s’agit bien sûr de Henri III, et c’est même l’indice quasi-certain qui met la puce à l’oreille : car ce roi raffiné, atypique, homosexuel, après sa fuite du royaume de Pologne à la mort de son frère Charles IX en 1574, gardera le titre de “Roy de France et de Pologne”. Double jeu de miroirs ici encore dans ce quatrain remarquable, puisque les peuples “émus” c’est-à-dire exaspérés, courroucés, désorientés, ne sont pas seulement les peuples français et polonais (lequel avait raison de l’être !), mais bien sûr les peuples de la France, protestants et catholiques, en guerre civile permanente, et en 1588, depuis plus de 25 ans.

   Les extrêmes, ligueurs et calvinistes radicaux, ne supportent plus une autorité royale qu’ils chahutent et chagrinent. Survient une véritable guerre de manifestes à partir de 1585, et de pamphlets en 1588, qui double celle des armes. Comme le note Cloulas, “La censure n’existe pas. Les poursuites de la police, quand, rarement, elles ont lieu, ne parviennent ni à découvrir les stocks des publications ni à intercepter les exemplaires que les colporteurs répandent dans le pays.” (Op. cit., p. 611)

   [C’est l’époque où paraissent les éditions parisiennes tronquées des Prophéties du salonais, et que sont introduits, vraisemblablement, les essais de diversion de l’imposteur Antoine Crespin.7]

   Reste le premier vers du quatrain, remarquable par sa polysémie, un concentré du talent du prophète de Salon.

D’esprit de regne munismes descriées,

   Munismes n’est pas plus une faute de copiste pour numismes que Rapis pour Paris : il s’agit de la même inversion anagrammatique voulue. Le néologisme “munismes”, ou plutôt son anagramme, a été interprété comme un équivalent trivial de monnaies, du latin nummus ou parfois numus, ou encore nomisma ou parfois numisma (pièce de monnaie). Par ailleurs on appelait numina les toutes premières divinités du peuple Latin animiste, forces naturelles et volontés indéfinies, auxquelles se sont substitués les dieux individualisés de Rome (Jupiter, Mars, etc) sous l’influence des Étrusques et des Grecs. Le vers se lirait ainsi : “Les monnaies seront dévaluées et les valeurs spirituelles seront bafouées.”

   Et effectivement, Henri III fait publier en 1577 une ordonnance cherchant à mettre un terme aux désordres monétaires, et dans laquelle on retrouve le terme descriees, au sens de dévaluées, dépréciées : “Comme pour remedier au desordre que le cours des especes de billon estrangeres a de tout temps amené en nostre Royaume, noz predecesseurs Roys & nous les ayons par plusieurs Edicts & ordonnances descriees de tout cours & mise (...)”8

Ordonnance du Roy      Grand’ pronostication nouvelle pour l’an 1557

Ordonnance du Roy sur le descry des monnoyes
et Grand’ pronostication nouvelle pour l’an 1557

   On retrouve numismes, et non munismes, dans l’épître de la Grand’ pronostication nouvelle pour l’an 1557 (Jacques Kerver, Paris, 1557 ; récemment rééditée par Bernard Chevignard), adressée au père du futur Henri IV, le roi de Navarre Antoine de Vendôme : “Et combien que je n’aye encor esté si heureux de pouvoir voir vostre majesté en face, toutesfoys par les numismes & par la phisionomie de Messieurs voz Tresillustres freres (...)”

   Par ailleurs le latin numen a le sens de volonté, de puissance, d’autorité, toutes qualités qu’on ne reconnaît pas à Henri de Valois, ce “Vilain Herodes”, selon son anagramme en vogue dans les cercles ligueurs.9 Mais l’inversion anagrammatique numismes/munismes prend tout son sens quand on sait qu’Henri III est le prototype du roi inverti, méprisé et calomnié pour ses moeurs. En effet, le nom latin munus< signifie don, et l’adjectif munis (du verbe munio) a le sens d’obligeant, de protecteur. Les libéralités affichées du roi Henri III envers ses mignons ont fait coulé beaucoup d’encre. C’est donc ici la conduite, si ce ne sont les “manies” du roi de France qui sont “décriées”, à tel point que son assassinat en 1589 est un soulagement pour presque tous.

   Nostradamus donne ainsi l’une des causes des troubles de cette époque et de l’impopularité du dernier des Valois, sans d’ailleurs porter de jugement moral. Une confirmation de cette attribution du quatrain à Henri se trouve dans son introduction, D’esprit, remarquable car elle renvoie au premier vers publié par Nostradamus, celui concernant le quatrain pour l’année 155510 : “D’esprit divin l’ame presage atteinte”.

   De quel “esprit” s’agit-il dans le cas de Henri III ? Probablement du nouvel ordre de chevalerie qu’il a mis en place en 1579 : “Le jeudi qui estoit le premier de l’an 1579, le Roy establit et solemnisa son nouvel Ordre des Chevaliers du Saint-Esprit en l’église des Augustins de Paris, en grande pompe et magnificence (...) Le premier jour de l’an 1586, le Roy fit, aux Augustins, l’accoustumée cérimonie de l’Ordre du Saint-Esprit, et fit vingt-huit nouveaux chevaliers.”11

   Reste à justifier la mise en place des deux anagrammes, construits sur le même schème, ce qui indiquerait que “munismes” renvoie à un nom propre, tout comme “Rapis”. Il s’agit de Numa auquel Henri III est comparé dans ce quatrain.

   Sous le règne de Numa (légendaire selon certains, mais qu’importe !), Rome était divisée en deux factions, Sabins et Romains, sujets de Tatius et sujets de Romulus, ainsi que le rapporte Plutarque, l’une des sources les plus certaines de Nostradamus comme le rappelle Robert Benazra dans un récent article posté sur son Site.12 Rome “était composée de deux nations, ou plutôt séparée en deux partis, qui ne voulaient absolument ni se réunir, ni effacer les différences qui en faisaient comme deux peuples étrangers l’un à l’autre, et enfantaient chaque jour parmi eux des querelles et des débats interminables.”13

   Numa “s’occupa aussi de la réforme du calendrier” (Ibid., 18) et le calendrier dit grégorien fut introduit en octobre 1582, en France sous le règne de Henri III, lequel célèbre au 1er janvier ses manifestations de l’Ordre du Saint-Esprit. Or précisément, le début de l’année aurait été fixé par Numa en janvier, et non plus en mars : “Janvier, qui maintenant est le premier de l’année, tire son nom de Janus. Je crois que Numa ôta de la première place le mois de mars, qui portait le nom du dieu de la guerre, afin de donner en tout la préférence aux vertus civiles sur les qualités guerrières.“ (Ibid., 20)

   Enfin et surtout, Numa aurait été le pacificateur des moeurs et de la mentalité spartiates des premiers Romains : il aurait introduit à Rome le culte des vierges sacrées, les vestales, et aurait réformé les coutumes et la religion (Ibid., 8-9). Tout ce qu’aurait aimé accomplir le dernier des Valois, le pauvre, qui s’était d’ailleurs enrôlé dans la confrérie des flagellants, s’il fût né en un autre temps.

   Division du pays en factions rivales, réforme du calendrier, religiosité et volonté de pacification : tels sont les traits communs qui unissent l’heureux fondateur de Rome, après Romulus, et le malheureux et dernier roi de la branche des Valois. Henri n’aurait été qu’un Numa malchanceux, un Numa raté, en raison de l’époque et du climat social hostiles. Et c’est pourquoi Nostradamus, qui anticipe aussi sur les idées de Balzac, inverse son “numismes“, qu’on lira : “à la manière de Numa, si les temps l’eussent permis“.

   Enfin “Rapis” est peut-être aussi un vocable à double sens. Il ne s’agirait pas seulement des jours difficiles de Paris, qui après tout en connaîtra d’autres, mais aussi de la situation du prévot de l’hôtel de ville de l’époque, l’un des plus fidèles soutiens de Henri III, Nicolas Rapin (1539-1608), également versificateur, mieux que passable, à ses heures : suite à la journée des barricades, “M. Rappin, Prevost de l’Hostel, fut chassé en ce temps de Paris, pour estre fidèle serviteur du Roy, et despouillé de son estat, duquel la Ligue investist un larron nommé La Morlière.”14

   La boucle est bouclée. La remarquable convergence de sens, dans ce quatrain, montre assez la philosophie de l’auteur des Prophéties. L’histoire se répète, les temps reviennent, les événements se ressemblent malgré leur nouveauté. Le dieu Janus plonge ses regards en plusieurs directions pour donner à voir ce qui ne reste que l’immuable et quasi-intemporelle nature humaine.

   Le fiasco des méthodes dites rationalistes

   “Quoiqu’une infinité de gens se moque des Quatrains de Nostradamus comme des visions creuses d’un esprit malade, il faut néanmoins demeurer d’accord qu’il y a quelque chose de surnaturel dans ses saillies.” (Eustache Lenoble, 1690)

   Une analyse ne devient vraiment crédible qu’en concours avec diverses autres prétendances, et la voie de la recherche comparative doit être suivie autant que faire se peut. Aussi comparaissent ici quelques noms connus des chasseurs de quatrains ; six seulement : c’est dire que cette étude est loin d’être exhaustive.

   Chavigny15, qui veut toujours en faire trop, lit “Paix” au troisième vers, ajoute des majuscules à “RAPIS”, et rend le premier vers plus lisible, selon lui : “Despit de regne numismes decriez”, interprété comme une dépréciation des monnaies du roi de Navarre en 1586. Le deuxième vers se rapporterait aux Parisiens qui “ne veulent prester aide au Roy [Henri III] contre le Duc de Guise”, et les suivants aux événements de mai 1588 : “paix” entre les rois de France et de Navarre, puis journée des barricades (“fait nouveau”).

   Le Pelletier16 rattache “munismes” au latin munimen (rempart, protection), fait l’impasse sur “d’esprit” et le pluriel de “peuples”, et rattache le quatrain aux événements de la Révolution et de l’Empire : remise en cause de la Monarchie, soulèvement contre Louis XVI, situation difficile de l’&EACUTE;glise sous l’Empire, et invasion de Paris en 1814 et 1815.

   Ionescu17, ici plagiaire, reproduit mot pour mot l’interprétation précédente sans indiquer sa source. On lit pourtant dans la notice concernant Le Pelletier : “Les auteurs du XX-ème siècle, quand ils donnent des solutions correctes pour l’époque étudiée par [Le] Pelletier, ils reproduisent, en général, les solutions de celui-ci, mais ils oublient presque tous d’indiquer la source.” (pp.819 - 820). Faut le faire !

   Prévost18 replace ce quatrain en 1561 : “les protestants, avec Coligny et Théodore de Bèze, tiennent à Paris le haut du pavé.” Aucune analyse sémantique du quatrain n’est proposée ; l’important pour cet auteur étant de resituer l’ensemble des quatrains dans des contextes antérieurs au décès de leur auteur.

   Pour Lemesurier19, ce quatrain n’illustrerait que “l’horreur de Nostradamus” [sic], supposé pieux catholique [estimation pour le moins infirmée par ce qu’on sait de ses années agenaises, années de jeunesse mal accordées aux principes de prudence et de ruse, et par sa correspondance éditée par Jean Dupèbe], devant la progression des nouvelles idées, luthériennes et calvinistes, une transposition selon lui des sentiments qui transparaissent dans le Mirabilis Liber face à la menace islamique.

   Clébert20 se contente prudemment d’une analyse lexicographique et contextuelle des termes du quatrain, voit une faute de copiste pour “munismes”, mais hésite à accréditer l’anagramme de Paris.

   Au final, il semblerait que les choses ne s’arrangent pas avec le temps ! L’interprétation de Chavigny (à laquelle je n’avais pas prêté attention avant d’entreprendre cette étude) n’a pas été améliorée. Celle proposée par Le Pelletier laisse dans l’obscurité la quasi-totalité des mots-clés du quatrain, et avec Ionescu et d’autres, on se contente de reproduire le schème précédent.

   Du côté des rationalistes ou des pseudo-rationalistes, l’interprétation compte moins que les présupposés qui doivent la guider. Ainsi l’obsession de Roger Prévost à “pré-dater” les quatrains pour des temps qui précèdent le décès de leur auteur, lui confisquant toute capacité visionnaire, celle de Peter Lemesurier, qui s’inspire de la précédente, à retrouver dans d’anciennes sources, en particulier dans la littérature prophétique apocalyptique, l’inspiration, si ce n’est toute la signification, de l’oeuvre du prophète de Salon, celle de Jean-Paul Clébert à s’en tenir à une simple analyse lexicographique.

   On se rapproche ainsi du niveau zéro de l’interprétation : la remise à plat, le rasoir d’Occam mal assimilé, la volonté de ne rien voir et de ne rien accréditer si ce ne sont les présupposés de la raison et de l’idéologie présentes : Nostradamus ne peut être prophète ou visionnaire, puisque le quidam du XXIe siècle, armé de ses techniques, de ses bibliothèques de savoir, et de sa raison analytique, ne l’est pas. Avec Prévost et Lemesurier, celui qui a écrit, si l’on en croit Chomarat, l’ouvrage le plus réédité après la Bible, mais sans l’appui d’aucune église et sans l’engouement d’aucune équipe ni d’aucun laboratoire de recherche durant cinq siècles, ne devient qu’un simple faiseur de quatrains qui recopie des chroniques de l’époque.

   Le problème des analyses des Prévost et consorts, c’est que le texte des quatrains ne cadre pas mieux, et même plutôt moins bien, avec celui des chroniques et des documents supposés en être la source, que celles de leurs adversaires “irrationalistes”. L’analyse des quatrains n’est pas fondée sur des documents, mais sur la distorsion de documents. Il ne s’agit alors ni plus ni moins que de déposséder le texte des Prophéties de sa dimension hermétique en transformant les vocables au besoin, trop supposées erreurs de copistes ayant bon dos. Ainsi Brind’Amour (1996), suivi par Lemesurier, lit “prison” au lieu de “poisson” au quatrain II 5. A ce compte, il est certain que ce n’est plus le même quatrain qu’on interprète. On pourrait lire aussi bien “poison”, et pourquoi pas “passion”, ou mieux... “passons” !

   Une analyse typique de la méthode dite rationaliste est celle du fameux quatrain I 35.

Le lyon jeune le vieux surmontera,
En champ bellique par singulier duelle,
Dans caige d’or les yeux luy crevera:
Deux classes une, puis mourir, mort cruelle.

   Une interprétation devenue classique rapporte ce quatrain à la blessure mortelle reçue par Henri II au cours d’un tournoi en juillet 1559. Prévost note à tort qu’elle n’apparaît qu’avec l’ouvrage d’&EACUTE;tienne Jaubert paru en 1656. Comme le rappelle Brind’Amour21, on la trouve déjà dans l’ouvrage du fils aîné du prophète paru en 1614.22 César de Nostradamus ne cite pas le quatrième vers du quatrain, “suppléé” par la fameuse allusion au grain d’orge.

   [Cette supposée allusion à Gabriel de Lorges, comte de Montgomery, est une spéculation initiale de Chavigny, d’après l’almanach pour 1552 de Nostradamus. Elle aurait été reprise dans la préface à Jean de Vauzelles de la Pronostication nouvelle pour 1562, probablement un faux fabriqué après la publication du Janus de Chavigny. Brind’Amour (1993, p. 268) n’en donne qu’un extrait, tronqué du passage plus que douteux, dans lequel Nostradamus aurait indiqué le nom de son éditeur ! “J’ay bien volu a vous qui estes Ecclesiastique vous dedier cette mienne Pronostication, laquelle envoyee pour vous presenter par Brotot laquelle il vous plaira accepter d’aussi bon coeur que la vous presente.” (Chomarat, 1989, p. 36). Ce n’est là ni le style ni l’esprit de Nostradamus. Peter Lemesurier, qui a corrigé la source initiale de cette épître dans son présent texte paraissant au CURA (avril 2004), n’a cependant pas voulu tenir compte de mes observations quant à son caractère apocryphe.]

   Prévost croit que le quatrain évoque des faits relatifs la quatrième croisade (1198-1204) et à Byzance, “où l’on avait la mauvaise habitude de crever rituellement les yeux de l’empereur déchu dans la tour d’Anemas, près de la Corne d’Or, où étaient enfermés sans jugement les criminels d’Etat à l’époque des Comnène.” (p. 21) Les deux lions se rapporteraient à la rivalité des frères Ánghelos, dirigeant ensemble l’empire byzantin pendant dix ans, jusqu’à ce qu’en 1195 le nouvel empereur Alexis III Ange (1153-1212), évince du pouvoir son frère cadet Isaac II Ange (1155-1204) et ordonne qu’on lui brûle les yeux avec un instrument à concentrer la chaleur.

   [On trouvera le récit de la quatrième croisade dans les chroniques de Robert de Clari et de Geoffroy de Villehardouin, au format “texte” sur le Site d’Antoine Mechelynck, et pour Villehardouin au format PDF sur le Site Gallica de la BNF.]

   Les flottes françaises et vénitiennes s’unissent (ce qui, selon Prévost, éluciderait, à bon compte, le quatrième vers) pour détrôner l’empereur Alexis, puis face à la résistance des Grecs, entreprennent le saccage de la ville, avec les atrocités qui ont été rapportées par le malheureux témoin byzantin Nicetas Choniate dans son Histoire des Comnènes. Triste épisode de l’impérialisme romano-chrétien.

   Prévost critique l’interprétation classique du premier vers du quatrain (Le lyon jeune le vieux surmontera) au prétexte que Henri II et Gabriel de Montgomery n’avaient qu’une dizaine d’années d’écart (p. 20 de son ouvrage), alors que les frères Ange n’en ont que deux ou trois. En outre la lecture la plus plausible indique que c’est le “lion jeune” qui surmonte le vieux, et non l’inverse ! De plus, et contrairement aux amateurs de combats armés que furent Henri et Montgomery, les frères Ange n’ont rien qui puisse les assimiler à des lions. Or par un tour de passe-passe, digne des plus beaux raisonnements rationalisants, Prévost nous conte que ces Lions seraient les Anges indiqués cette fois dans le premier vers d’un autre quatrain : Aupres du jeune le vieux ange baisse (VIII 69 A) !

   [Ce quatrain se rapporte à la découverte d’Uranus, cf. mon texte, Nostradamus connaissait-il les planètes trans-saturniennes ?, paru au CURA puis dans la revue Atlantis.]

   La “cage d’or” du troisième vers n’est pas vraiment élucidée par le modèle proposé par Prévost, ni la fin du quatrième vers (puis mourir, mort cruelle, ce serait même encore ici l’explication inverse qu’il faudrait retenir), et encore moins le deuxième vers, totalement ignoré. Autrement dit, le modèle Prévost ne rend compte sérieusement que de deux petits bouts de vers : les yeux luy crevera et deux classes une, encore que ces événements se déroulent à huit ans d’intervalle, qui en 1195, qui en 1203. Alors l’eurêka de Prévost, qui veut ouvrir son ouvrage en fanfare : “... Mais, c’est Byzance !” (p. 19) ne s’accrédite qu’au prix d’une monumentale incompréhension du quatrain. “L’interprétation n’aura de chances d’être juste que si elle explique tous les termes employés.” (Prévost, p. 50). Oui, mais il ne suffit pas de le dire !

   Brind’Amour23 rapproche le quatrain d’un prodige apparu en Suisse en 1547, d’après Conrard Wolffhart (1518-1561) alias Lycosthènes.24 Le prodige serait issu du “catalogue des prodiges” publié par Marcus Fritsche (Frytschius) en annexe à son traité sur les météores (Nürnberg, 1555).

   [L’ouvrage de Lycosthènes peut être consulté sur le Site de Mario Gregorio]

   On y voit deux armées s’affrontant dans les nuages, avec au sol deux lions, dont l’un a arraché la tête de l’autre, et au milieu de ces deux scènes une croix blanche à l’horizontale prolongée d’une verge qui se termine en balai ou en éventail.

Lycosthenes, Chronique, 1557      Lycosthenes, Chronique, 1557

Lycosthenes, Chronique, 1557

   Ce prodige est très éloigné du quatrain. Les armées se combattent mais ne s’unissent pas. Et surtout elles apparaissent dans les airs dans le prodige mais non dans le quatrain. L’issue de la confrontation n’est pas indiquée. Les deux lions s’affrontent certes, mais il s’agit d’une tête arrachée et non d’yeux crevés. Quant à savoir s’il en est un jeune et un vieux ! ... Et il n’est pas question, dans le quatrain de Nostradamus, de croix, l’élément central de l’image. Aussi, comme le note sagement Brind’Amour, “Cela n’est pas notre quatrain”. L’auteur de cette diversion érudite en revient à un duel qui opposerait dans l’esprit de Nostradamus, d’après lui, non plus Henri et Montgomery, mais Henri, le jeune, et Charles Quint, le vieux. “Et voilà bien l’interprétation traditionnelle renversée !” (p. 101). Voilà bien surtout une analyse qui ne mène à rien.

   Lemesurier (2003, p. 17) prend les bévues de Brind’Amour (sans le citer) et de Prévost pour argent comptant. “Son” interprétation est un collage des précédentes, agrémenté d’une petite touche de Mirabilis Liber : “Un nouveau prodige sera vu dans les airs en Autriche, en Italie, et dans toute la région orientale.” [sic].

   A ce compte, quelle importance que les Prophéties soient l’oeuvre de faussaires comme le voudrait Halbronn, si c’est pour en arriver à cette remise à plat, sans autre intérêt que de conforter les gogos sceptiques et ultra-rationalistes dans leurs aprioris idéologiques ? C’est d’ailleurs vers ces milieux que semblent se tourner désormais ces chercheurs, à commencer par Roger Prévost : vers les unions et confréries rationalistes, les cercles de réflexion scientiste et sceptique, où les attendent leurs patrons, les Randi (auteur d’un ouvrage sur Nostradamus !), Pecker, et autres Kurtz que “connaissent” bien les astrologues.

   Le rationaliste affirme que Nostradamus “veut dire” exactement ce qu’il dit, et rien que ce qu’il dit. Mais le problème est qu’on ne sait pas ce qu’il dit, et c’est pourquoi les quatrains n’ont cessé depuis leur parution d’intriguer les esprits, et d’abord ceux dotés d’une certaine sensibilité littéraire. Si l’on savait ce qui est dit et signifié, nul ne serait besoin d’en poursuivre l’investigation. Car il n’est qu’une “méthode” objective : expliquer le quatrain, tout le quatrain, rien que le quatrain, sans préjugé sur la période concernée, passée, présente ou future. Une formation en histoire n’est pas suffisante pour entreprendre l’étude des Prophéties : elle requiert aussi une solide formation littéraire, linguistique, prosodique, rhétorique, car, oui, Nostradamus, a dit et voulu dire beaucoup plus de choses que ce que les partisans et victimes consentantes du désenchantement veulent bien lui accorder.

   Ainsi la métaphore du dieu Janus ne signifie pas qu’on choisisse au petit bonheur quelques vocables dans des documents historiques ou littéraires en affirmant qu’ils collent plus ou moins avec quelque réalité passée, mais qu’on rende compte de visions réelles qui s’expriment à travers ces sources documentaires en établissant un parallèle entre les temps. C’est la démarche de Plutarque dans ses Vies. Ainsi le Mirabilis Liber, s’il est véritablement pour quelques rares quatrains une source mise à contribution, c’est pour servir la vision, et non pour répéter une littérature apocalyptique assez banale.

   Les adversaires de Nostradamus ont toujours affirmé l’impossibilité du phénomène prophétique au nom de la raison : “D’où je laisse à juger à tous ceux qui ne se laissent facilement embeguiner des opinions qui se veulent introduire sans quelque raison ou fondement, quelle estime on doit faire de ces belles centuries, lesquelles sont tellement ambigues et si diverses, obscures et enigmatiques, que ce n’est point de merveille si parmy le nombre de mille quatrains, chacun desquels parle quasi tousjours de cinq ou six choses differentes.”25

   Lequel Naudé, qui donne ses raisons (d’autorité religieuse à son époque, et remplacées par le “raisonnablement correct” aujourd’hui, c’est-à-dire l’aune de la raison étriquée et consensuelle), prévient : “Je n’eusse voulu parler en aucune façon de Michel Nostradamus dans cette apologie, si ce n’eust esté pour rehausser le lustre d’un si grand nombre de personnes signalées par l’ignorance temeraire et le peu de merite de ce nouveau prophete, comme l’on augmente l’eclat des diamans par la couche d’une petite fueille, ou plûtost pour imiter ce grand Jules Cesar Scaliger, lequel apres avoir donné son jugement des poëtes les plus celebres, le voulut bien donner aussi de Rhodophilus et Doler, disant pour son excuse que c’estoit à l’exemple d’Aristote qui traite en un mesme livre des animaux et de leurs fientes et excremens.” (Ibid., p. 333)

   Au formidable mépris affiché de Naudé pour l’auteur des Prophéties, à la hauteur de son estime qu’il avait probablement de son propre esprit, s’est substituée la recherche distancée et condescendante des sources documentaires des quatrains, réelles ou supposées, à la suite de l’hypothèse formulée en 1710 par Jean Le Roux, et selon laquelle ils ne se rapporteraient qu’au passé de leur auteur. Cependant il faut tout autant d’imagination pour croire trouver les quatrains de Nostradamus dans son passé que dans le nôtre, et les explications données par avec ces présupposés sont tout aussi controuvées que les autres. En outre les “méthodes” ne remplacent pas l’acte de penser, pas plus que la raison, une idole baconienne s’il en est, ne se substitue à l’intelligence. En ce domaine, comme en d’autres.

Le theatre des bons engins, 1545

La Perriere, Le theatre des bons engins, 1545

   Les quatrains de Nostradamus sont construits en jeux de miroirs, avec évocation d’un contexte passé, apparent puisqu’il s’agit toujours de révéler le futur, vécu comme un présent intemporel pour le prophète. Jeux, et non Je de miroir, autrement dit non le miroir identitaire de la psychanalyse freudo-lacanienne, mais celui du dieu Janus, le miroir qui peuple, qui pluralise les images, qui multiplie les visages, qui entrecroise les perspectives et en trace les lignes certaines, où le futur se retrouvera piégé, compassé, car pour le prophète, il n’est pas de futur si ce n’est l’ombre réfléchie d’un passé perpétué.

Patrice Guinard
Tolosa, le 2 Avril 2004

Note

1 Cité par Ivan Cloulas, Catherine de Médicis, Fayard, 1979, p. 570. Retour

2 Cf. Guinard, Astrologie : Le Manifeste 2/4, note 33 Retour

3 Cf. De ortu et fine Romani imperii liber, Johannes Oporinus, Bâle, 1553. Retour

4 Cf. A history of magic and experimental science, New York, Columbia University Press, 1941, vol. 5, p. 373. Retour

5 Cf. Journal de Henri III, vol. 3, 12 Mai 1588, Librairie des bibliophiles, Paris, 1876, p. 146. Retour

6 Cf. Thrésor de la langue française, Paris, 1606. Retour

7 Voir Guinard, Iconographie commentée des Prophéties de Nostradamus, 2003. Retour

8 Cf. Ordonnance du Roy sur le descry des Monnoyes de billon estrangeres, Michel Jove & Jean Pillehotte, Lyon, 1577, p. 3. Retour

9 Cf. [Jean Boucher], La vie et faits notables de Henri de Valois, 3e éd [?], s.l., 1589, p. 62. Retour

10 Cf. Prognostication nouvelle et prediction portenteuse pour l’an 1555>, Jean Brotot, Lyon, 1554. Retour

11 Cf. Pierre de L’Estoile, Journal de Henri III, vol. 1 et 2, 1er Janvier 1579 et 1586, Librairie des bibliophiles, Paris, 1875, p. 296 et p. 320. Retour

12 Cf. Plutarque et la Lettre à Henri II. Retour

13 Cf. Vie de Numa, 17, traduction Dominique Ricard, 1862. Retour

14 Cf. Pierre de L’Estoile, Journal de Henri III, vol. 3, 11 Juillet 1588, Librairie des bibliophiles, Paris, 1876, p. 170. Retour

15 Cf. Janus, 1594, pp. 246 et 248. Retour

16 Cf.Oracles, 1867, p. 187. Retour

17 Cf. Le message de Nostradamus, 1976, p. 270. Retour

18 Cf. Le mythe et la réalité, 1999, p. 192. Retour

19 Cf. Illustrated Prophecies, 2003, p. 220. Retour

20 Cf. Prophéties, 2003, pp. 706 - 707. Retour

21 Cf. Les premières Centuries, 1996. Retour

22 Cf. L’histoire et chronique de Provence, p. 782. Retour

23 Cf. Les premières Centuries, 1996, p. 100. Retour

24 Cf. Prodigiorum ac ostentorum chronicon, Henricus Petrus, Bâle, 1557. Retour

25 Cf. Gabriel Naudé, Apologie pour tous les grands hommes qui ont esté accusez de magie, Paris, Eschart, 1669, p. 341. Retour



 

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