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ANALYSE

151

Nostradamus
et la versification des Hieroglyphica d’Horapollon

par Jacques Halbronn

    La récente étude de Patrice Guinard1 consacrée aux rapports entre Michel de Nostredame et l’Orus Apollo, est une excellente occasion pour examiner le passage prose / vers qui a certainement présidé à la composition des Centuries et permet d’apprécier la teneur et l’ampleur de la valeur ainsi ajoutée par le versificateur, lequel n’est guère responsable du fond mais surtout de la forme. Tout comme Nostradamus ne contribue que médiocrement à la Paraphrase de Galien, ne méritant aucunement que “sa” vignette agrémente son texte, de même son apport à l’Orus Apollo est pour le moins modeste et si apport vraiment il y a, il consiste éventuellement à glisser quelque erreur comme dans cette affaire de 1095 (MLXXXXV) devenu par inadvertance 1415 - “mille quatre vingt quinze” étant devenu “mille quatre cent quinze” - P. Guinard en faisant un peu vite ses choux gras :

   “Nostradamus compte 1415, et insiste même : “bien compté” et “sans rien mescompter”, pour trois années de 365 jours, alors que toutes les éditions, antérieures et postérieures au manuscrit, impriment évidemment 1095”

Edition 1543

Edition 1543
Lire “Mille quatre vingt quinze”,
devenu par inadvertance dans le manuscrit “Mille quatre cent quinze”

   En réalité, le rimailleur aura préféré au classique “nonante cinq” (attesté dans la révision de 1553) le synonyme plus lourd, depuis préféré en France, quatre vingt et quinze ; il ne pouvait de toute façon garder les chiffres romains comme dans l’édition de 1543, ce qui n’est concevable qu’en prose ou si leur lecture est univoque. Notre épigrammiste, à “Comment taciturnité”, à partir de Quomodo taciturnitatem a même pris la liberté, dans le même épigramme, d’écrire “trois cent / soixante cinq” (3 x365 = 1095) à cheval sur deux vers pour avoir la rime “centz” avec temps. Lucien de Luca, cité par P. Guinard, et qui a publié divers articles sur ce sujet2, signale cette “dyslexie” mais n’envisage pas, à notre connaissance, le remplacement de vingt par cent. Il est d’ailleurs probable qu’à l’impression, cette coquille eut été corrigée d’office. Mais il ne nous semble pas inconcevable que la coquille vienne d’une erreur de copie du scripteur du manuscrit, éventuellement Nostradamus, et dans ce cas là celui-ci aurait utilisé une traduction française manuscrite, différente des traductions imprimées (cf. infra) dont nous verrons qu’elle suit très servilement une certaine traduction latine du grec. En effet, dans l’original latin, 1095 est donné en chiffres romains, ce qui exclue toute erreur de copie pour passer à 1415. Ainsi ce 1415 rend assez improbable que Nostradamus ait utilisé directement un texte latin.3 On ne saurait d’ailleurs exclure que cette coquille ait déjà figuré dans la traduction française éventuellement utilisée par Nostradamus.

   P. Guinard reproche à P. Brind’amour de s’appuyer sur l’étude de Robert Aulotte4 et considère que “c’est Mercier qui suit, imparfaitement, Nostradamus, et non l’inverse”. Au demeurant, le titre du DNH ne se réfère pas à une traduction : “livres deux (sic) mis en rithme par épigrammes, oeuvre (sic) de increedible (sic) et admirable érudition et antiquité par Michel Nostradamus de Saint Rémy en Provence”, la mention de Nostradamus étant d’une autre écriture, d’une autre encre, et selon nous d’une autre époque et la référence à son lieu de naissance inhabituelle dans la production nostradamique, ce qui signifierait que le manuscrit serait antérieur à l’installation de Nostradamus à Salon de Craux, ayant utilisé jusque là la référence à son lieu de naissance. De même la fin du premier Livre de l’Orus Apollo se conclut-elle sans mention d’une quelconque traduction :

   “Fin du premier livre de Orus Apollo filz de Oziris Roy de Egipte des notes hieroglyphiques des Aegiptiens mis en rithme par par (doublon, sic) épigrammes par M. Michel Nostradmus (sic) scelon un très ancien exemplaire grec des Druides.”5

   On notera cependant cette faute dans le nom même de Nostradamus. Il nous semble tout à fait évident que ce passage en majuscules comme d’ailleurs les autres du même type, n’est pas de la main de Nostradamus.

Manuscrit Orus

On se réfère ici non pas à l’édition 1543, mais à un très ancien exemplaire grec,
qui est la source de l’ORUS APOLLO, sautant ainsi les chaînons intermédiaires,
de façon assez cavalière, si l’on prend en compte l’ampleur de l’emprunt.
Noter le redoublement de PAR.

Manuscrit Orus

ADMIRABLE CONSIDERATION a remplacé ADMIRABLE ERUDITION,
qui figure au titre du manuscrit.
TRADUICT semble être une interpolation.
Ce terme ne figure pas au titre ni à la fin du livre.

   Ce n’est, en fait, qu’à la fin du DNH (p. 38, brochure Maison de Nostradamus) que l’on nous parle de “notes hieroglyphiques (...) mises en ritme par épigrammes oeuvre de admirable consideration et esmerveillable literature. Traduict par Michel Nostradamus de Sainct Remy en Provence” On notera le passage “admirable érudition” à “admirable considération”, qui nous semble être une corruption. Quant à la mention “traduict”, cela nous semble être une interpolation, si on compare le texte à celui du début, tant les deux textes de début et de fin nous semblent jumeaux. Il est fâcheux pour ceux qui ont ainsi procédé que l’interpolation n’ait pu se faire que dans un seul cas. On notera que ces textes d’encadrement sont en majuscules, ce qui donne une autre écriture.

Orus Apollo

Titre de l’édition de 1543 repris en partie dans le manuscrit nostradamique.
Il n’est pas question ici de traduction mais de mise en rimes.

   Comparons les versions françaises Kerver de 15436 et de 15537 avec le manuscrit de l’Orus Apollo, deux éditions au demeurant très proches par ailleurs, puisque reprenant les mêmes vignettes et la même adresse “Aux lecteurs françays”, du fait qu’elles sont dues au même libraire Jacques Kerver, les faisant imprimer par Benoist Prevost. C’est le même Kerver qui publiera en 1557 l’almanach, la Pronostication et les Présages Merveilleux pour 1557 de Michel de Nostredame.8 En 1553, toutefois, l’adresse de l’éditeur sera écourtée du passage suivant : “Si je congnois que ce myen labeur vous soit agréable vous aurez bien tost le grec & le latin de cette oeuvre & aultres choses ou vous prendres (sic) plaisir”

   La seule comparaison des titres est en soi édifiante :

Ed. 1543 :
ORUS APOLLO DE AEGYPTE, de la signification des notes Hieroglyphiques des Aegyptiens etc.

Manuscrit BNF, “Français 2594” :
ORUS APOLLO FILS DE OSIRIS ROY DE AEGYPTE NILIACQUE. DES NOTES HIEROGLYPHIQUES etc.

Edition 1530

Edition 1530

Edition Rollet

Dans l’édition Rollet, la suppression de “DES” devant “NOTES”
masque le caractère incomplet du titre du manuscrit :
“DE LA SIGNIFICATION DES NOTES HIEROGLYPHIQUES”
(cf. édition de 1543, au titre)

   Est-ce que “de la signification” a sauté dans le DNH, avec cette forme assez abrupte “Des notes hiéroglyphiques” mais en fait le texte latin de l’édition latine parisienne, non illustrée, de 1530, chez Robert Estienne (BNF), dans la traduction de grec en latin de Bernardino Trebazio, ne comporte que la formule Orus Apollo Niliacus. De Hieroglyphicis notis.9 Signalons une édition bilingue (grec-latin), toujours sans images, parue en 1521, chez C. Resch, Ori Apollinis Niliaci Hieroglyphica.10 Pierre Rollet ne restitue pas, en 1968, le titre complet du DNH en écrivant simplement “Notes hiéroglyphiques”11, pas plus d’ailleurs qu’il ne conserve la numérotation des Notes, terme qu’il ne reprend pas alors que chaque pièce est ainsi nommée dans le manuscrit, en accord avec le titre de l’ouvrage, se voulant un commentaire des Notes Hiéroglyphiques. A se fonder sur le titre, il ne s’agit pas de notes mais d’un travail sur les notes. L’expression change au second livre dans l’édition de 1543 : “De l’interprétation des hieroglyphes ou sainctes figures des Egyptiens” au lieu de “De la signification des notes Hieroglyphiques des Aegyptiens, c’est-à-dire des figures etc”. A ce propos, il semble bien que le second livre reprenne certaines questions abordées dans le premier ; ainsi est-ce le cas pour “Comment ilz signifioient les moys” avec dans un cas la Lune, dans le second une branche pour signifiants. Il semble en fait qu’il s’agisse de deux séries comportant des points communs et ne constituant pas un ensemble cohérent entre elles ; on est en face d’une oeuvre syncrétique.

Edition 1521

Edition 1521

   Le seul intitulé de l’édition de 1553 montre à quel point, par contraste, celui de 1543 est proche de celui du DNH : Les Sculptures gravées ou graveures sacrées d’Orus Apollon Niliaque, c’est-à-dire voysin du Nil lesquels il composa luy mesme en sa langue égyptienne & Philippe les mit en grec. Nouvellement traduit de latin en françois & imprimé avec les figures etc.

   En réalité, cette nouvelle édition n’est pas vraiment une nouvelle traduction mais un réécriture partielle de l’édition de 1543 : on varie quelques verbes, on change un mot par ci par là et parfois on garde tout simplement le texte antérieur. Disons que c’est une édition un peu plus sophistiquée, ne serait-ce que par son titre que l’on retrouve dans certaine édition latine (Rome, 1597), Insculptae imagines.

   En réalité, ce qui fait tout l’intérêt du DNH, c’est justement que l’on en connaisse la source ou du moins pour une part importante (cf. infra). Le véritable enjeu concerne la façon dont on est passé d’un texte en prose à un texte versifié, ce qui est très probablement ce qui s’est passé pour la composition des Centuries. Nous pensons même que l’existence d’un tel manuscrit constitué d’épigrammes a pu donner l’idée d’attribuer à Michel de Nostredame tout un recueil de quatrains, en suivant d’ailleurs la même méthode, à savoir changer de la prose en vers. Nous ne croyons guère que les Centuries ont pu être élaborées en allant rechercher un document ici, un autre là, comme semble le croire Peter Lemesurier qui n’hésite pas à supposer que Nostradamus a travaillé des années durant à son “chef d’oeuvre”, ayant même accès à des manuscrits, accomplissant ainsi un véritable travail d’orfèvre, pièce après pièce. Si un tel travail a été effectué, c’est en amont mais ce travail une fois accompli, il aura été récupéré et versifié, sans qu’il ait été dès lors besoin d’aller fouiller dans les bibliothèques.

   Notre propos, ici, à partir d’un certain nombre d’exemples d’épigrammes de montrer comment ceux-ci ont été réalisés, en adoptant un système de rimes (le titre parle de “rythmes”), généralement dans le cadre de dizains. On n’y trouve guère de quatrains, au demeurant et le mot épigramme qui est de mise dans le DNH ne figurera pas dans le canon centurique.

   Commençant par un premier exemple pour bien nous faire entendre et nous rendre compte que les convergences ne sauraient être fortuites, comme le laisse entendre P. Guinard lequel passe ainsi à côté de ce qui fait véritablement de l’Orus Apollo, une clef des Centuries, une pièce maîtresse du protocenturisme.

   Commençons par un texte reproduit en fac simile (p. 28) dans la brochure de la Maison Nostradamus et qui correspond au tout début du second Livre: on soulignera les mots communs, même si en ordre différent, versification oblige :

1543 :
Quelle chose ilz voulloient signifier quant ilz escripvoient une estoille Quant les Egyptiens mettoient une estoille ils signifioient aucuneffoys dieu autreffoys la nuict, autreffoys le temps ou lame (sic, lire l’âme) d’um (sic) homme masle

DNH (transcription Rollet, p. 93) :
Quelle chose vouloient ilz signifier quant ilz escripvoient une estoille (Note 69)
En escripvant lestoille (sic) aulcune foys
Venoit noter de dieu signifiance
Ou bien la nuict démonstroit aultre foys
Aussi du temps pourtoit certifiance
De l’âme aussi quelque foys asseurance
Mesmement l’âme qu’estoit de l’homme masle
Venoit nouter en leur sacrée science
Parfoy noutée d’armoyrie royalle

   Outre que le titre de l’épigramme est strictement identique, on notera que tous les mots de la source sont repris, éventuellement sous forme de substantif, “signifioient” devenant “signifiance”. L’épigramme ajoute “asseurance” pour rimer avec “signifiance” et “certifiance”. “Autrefois” sont placés en sorte de rimer avec “aucune fois”.

   On notera l’agencement des rimes : foys /signifiance / foys /certifiance /asseurance / masle / Science / royalle.

   Mais le plus surprenant tient au fait que les deux derniers vers, peut-être rajoutés et qui s’adressent peut-être à la dédicataire princière, ne correspondent pas au texte de l’Orus Apollo, que ce soit dans les versions françaises ou latines :

J. Kerver, 1553 :
Que c’est qu’ilz entendent en paignant une estoille
Une estoille entre eulx signifioit aucunes fois Dieu, aucunes fois la nuyt, aucunes fois le temps & telle fois estoit l’Ame d’un homme masle.

R. Estienne, 1530 :
Quid significent cum stellam scribunt.
Stellam scribentes aliquando deum significant, aliquando noctem, aliquando tempus, aliquando animam hominis masculi.

   Prenons un autre cas :

1543 :
Comment ils signifient le monde
Il(sic) paignaient ung serpent mengeant sa cueue diversifiée de plusieurs escailles qui représentent les estoilles c’est une beste pesante comme la terre coulant comme leau & qui chascun an despoille sa vielesse (sic) avec sa peau ainsi que le temps qui chascun an se renouvelle & semble rajeunir. Et pour ce que luy mesmes se dévore veullent signifier que toutes choses produictes par le monde sont par luy consumees.

Ms fr :
Comment (ils signifient) le munde (sic)12
Voulant le munde escripre et vénérer
Ung serpent paignent de diverses escailles
Distinct qui vient sa cueue dévorer
Figurant l’astre du monde par ses tailles
Cest animal a en soy de grandz failhe
Est fort poisant respect sa magnitude
Comme la terre, aussi lubrique et crude
Un chascun an changeant peau et vielhesse
Que par raison des ans change jeunesse
Ainsi le monde et quant ce que son corps
Vient dévorer la divine action
Du monde vient produyre foybles et fors
Aussi défailhent par son extinction

Version 1553 :
Comment ils représentent le monde
Ils paignent un serpent mordant sa queue tavellé de plusieurs escailles par lesquelles ils veulent couvertement donner à entendre les estoiles dit le Ciel qui couvre le monde est orné. Aussi à dire vray cest animal n’est pas moins pesant que la terre & toutefois il est merveilleusement agile & couslant comme l’eau. Davantage ainsi que le serpent dépouille tous les ans avec sa peau sa vieillesse en cas pareil il faict l’année tournante, laquelle se produit par la circumvolution du ciel & se renouvelle par changement, comme s’elle (sic) rajeunissoit. Et quant à ce que le dict serpent se repait de son corps en lieu de substance, cela signifie toutes choses engendrées en ce monde par la providence de Dieu retournant de rechef en sa diversité si elles reçoivent certaine diminution.

Ed R. Estienne, 1530 :
Quomodo Mundum
Mundum scribere volentes Serpentem pingunt, suam ipsius caudam, distinctum variis squamis per quas Mundi astra figurant. Et gravissimum quidem hoc animal est pro magnitudine, quemadmodum terra, est etiam lubricum & in hoc aquae simile ac singulo quoque anno pellem cum senio exuit ; Secundum quam rationem & in mundo annuum tempus mutationem faciens iuvenescit. Quod vero pro cibo corpore suo utitur, significat idquaecumque divina providentia generantur in mundo, haec omnia in eundem diminutionem pati.

   Sondage des mots (soulignés) repris du latin : Comment (ils signifient) le munde (sic).

   En fait la formule sibylline - sans “ils signifient” - est l’exacte réplique du latin mais la traduction littérale est ici assez malheureuse : “Comment le munde”. On signalera plus loin une autre maladresse commise dès le rendu versifié du premier épigramme.

Quomodo Mundum.
Voulant le munde escripre et vénérer
Ung serpent paignent de diverses escailles
Distinct qui vient sa cueue dévorer
Figurant l’astre du monde par ses tailles
Cest animal a en soy de grandz failhe
Est fort poisant respect sa magnitude
Comme la terre, aussi lubrique et crude
Un chascun an changeant peau et vielhesse
Que par raison des ans change jeunesse
Ainsi le monde et quant ce que son corps
Vient dévorer la divine action
Du monde vient produyre foybles et fors
Aussi défailhent par son extinction

   Le texte du DNH ne correspond pas aux traductions françaises susmentionnées, il recoupe la version latine sur des points absents des dites traductions. On l’a vu pour “Comment monde”, pour le titre du manuscrit plus proche du latin que l’édition de 1543 qui brode quelque peu.

   C’est ainsi le cas de mots comme magnitude, raison, lubrique, qui ne figurent pas dans les versions françaises de 1543 et 1553. Signalons que notre sondage s’en tient strictement aux mots de même étymologie et qu’il faut aussi faire la part à un certain pourcentage de synonymes que nous ne comptabilisons pas pour la circonstance car cela ne serait guère concluant.

   Un exemple remarquable du lien direct entre le manuscrit et le texte latin apparaît dès le premier épigramme :

1530 :
Quomodo aevum significant
Aevum aliter scribere volentes

1543 :
Comment & par quelles figures ilz signifioient laage & les ans du temps.
Pour ce quilz sont la reigle de compter & discerner le temps

DNH :
Comment ils signifioient Eternité
Ou aultrement faisoient l’aevum descripre

   Le mot aevum (qui a donné en français “médiéval”) ne figure pas dans la traduction française de 1543 mais bien dans le DNH, ce qui est d’ailleurs peut-être une maladresse, voire un barbarisme si le terme n’était pas compréhensible par le lecteur. La traduction, au titre de l’épigramme, d’Aevum par Eternité ne nous semble pas non plus très heureuse, d’autant que le mot temps apparaît également dans le texte français : “Signifiant éternité ou temps”.

   Un autre exemple de maintien d’un terme latin à côté de la francisation du lexique latin avec le mot fatum présent dans la version latine et dans le DNH mais absent dans la version française de 1543.

DNH :
Que voulent il (sic) signifier par l’estoyle
Signifiant Dieu ou la destinée
Revolud fatum (sic) ou le cinquiesme nombre

Latin (1530) :
Quid astrum scribentes significent
Deum significantes aut fatum aut quinquenarium numerum, astrum pingunt

1543 :
Quelle chose ilz signifioient par lestoille
Par l’estoille ilz signifioient dieu ou la destinér ou le cinquiesme nombre

   Autre cas :

DNH :
Comment ilz signifioient la mort ou la fin ou interitus
A partir de Quomodo Interitum

   On a un peu l’impression que le versificateur n’avait pas nécessairement le texte latin sous les yeux et dépendait d’un travail préalable de traduction opéré par quelqu’un d’autre et qu’il ne savait peut-être même pas, lui-même, ce que signifiait Aevum. C’est pourquoi si traduction il y a eu, forcément, à différents stades - du copte au grec, du grec au latin, du latin au français - on a ici une vraie pierre de Rosette ! - nous ne sommes guère enclins à qualifier le DNH en soi de traduction tant le terme n’y figure que par la marge, ce serait plutôt une adaptation versifiée, mais restant très proche de son modéle, comme l’atteste le choix des mots. Nous n'exclurons donc pas le recours à une traduction française non imprimée et qui aurait été mise, subséquemment, en rimes par un Nostradamus. Rappelons qu’au début du second Livre, dans l’épigramme sur l’estoile, deux versets du DNH ne correspondent à aucun texte connu, tant français que latin. Le dit DNH débute, certes, par un “Prologue du translateur”; comment cela s’harmonise-t-il avec la suite du document et notamment avec le titre qui n’évoque pas la traduction mais seulement la mise en rimes ? Quand on sait que la Paraphrase de Galien, elle, mentionne explicitement le nom de Nostradamus, en son titre, en sa qualité de traducteur mais le Prologue, lui, n’est pas signé du dit Nostradamus, ce qui est unique pour quelqu’un qui signe et date toutes ses Epîtres ! En tout état de cause, rien ne nous prouve que ce manuscrit soit réellement de Nostradamus, il a pu lui être attribué et en ce sens, il serait falsifié. Nous ne sommes en effet nullement convaincu de l’aptitude du dit Nostradamus à versifier de la sorte, dès lors qu’on ne lui attribue pas d’office les Centuries. Versification qui, soulignons-le, n’a pas grand chose à voir avec celles des Présages, si tant est d’ailleurs que les quatrains des almanachs soient de Nostradamus. Dans un cas, on a un texte d’un seul tenant qui est simplement quelque peu distordu par les exigences de la rime et le nombre de vers choisi alors que dans l’autre, celui des almanachs, on a affaire à une suite assez incohérente de formules lapidaires enchaînées selon les besoins de la dite rime. Dans un cas, on a une source en prose comportant un discours, un récit, un adage, un épigramme - à vocation prédictive non avérée - dans l’autre, celui des Présages, il s’agit d’un assemblage original certes mais discontinu, puisant il est vrai dans un réservoir oraculaire traditionnel. On dira, pour paraphraser une expression bien connue que dans un cas, c’est beau mais ce n’est pas de l’auteur et dans l’autre que c’est plus personnel mais que ce n’est pas de haute volée.

   Quoi qu’il en soit, nous avons bien affaire à un processus de versification à partir d’une source préexistante comme ce fut très certainement le cas pour les quatrains centuriques, eux aussi pouvant avoir été réalisés à partir de textes latins ou de traductions proches des dits textes latins, comme d’aucuns l’ont laissé entendre, tel un Piobb, dans le Secret de Nostradamus (Paris, Adyar, 1927, pp. 18-19) :

   “le texte français est une illusion (...) L’oeuvre toute entière doit être traduite en latin (...) Il faut savoir que Nostradamus transcrit son texte primitif latin à la façon dont un élève de sixième fait une version dans son ignorance ingénue. Traduisons donc ce vers par le procédé inverse - c’est-à-dire en faisant le thème à la façon dont l'élève qui sait mal le latin”.

   Il ne faut pas sous estimer les facilités de passage du latin vers le français. Un nombre considérable de mots latins trouvent leur équivalent littéral en français, c’est-à-dire restent parfaitement reconnaissable tant et si bien que l’on peut aussi bien remonter du français vers le latin et dresser la liste des mots latins constituant le texte d’origine avec une grande probabilité que la grande majorité de ces mots ont leur équivalent. Si l’on avait recensé tous les mots latins pouvant correspondre à des mots français du manuscrit de l’Orus Apollo puis rechercher un texte latin comportant le plus grand nombre de ces mots, on serait évidemment arrivé à la traduction latine de Trebazio. De la même façon, il n’est pas impossible qu’en procédant de même pour les Centuries ou du moins pour certaines - car elles n’ont pas nécessairement été fabriquées toutes selon le même procédé - on obtiendrait le “profil” d’un texte latin devant impérativement comporter les centaines de mots ainsi répertoriés, à moins que cela n’implique plus d’un intertexte. Il ne resterait plus qu’à chercher si une telle matière textuelle latine existe, tâche que la numérisation des collections pourrait grandement favoriser.

   Insistons sur un point de méthode : il ne suffit pas que tel texte se présente pour une traduction pour que cela en soit une ni qu’il ne le fasse pas pour ne pas en être. L’historien des textes doit juger par lui-même et avoir ses propres modes d’approche qu’il confrontera avec ce qu’on veut lui faire accroire, à commencer évidemment par la date de rédaction ou de parution.

   Un tel passage de la prose aux vers n’est pas sans nous faire songer à Crespin dont les passages de certaines de ses oeuvres, qui se retrouveront dans les Centuries auraient fort bien pu avoir dans certains cas subi un processus de versification.

   En ce qui concerne le mode de versification, si on prend le dizain, la forme la plus employée, on notera qu’il y a quatre rimes : deux fois deux et deux fois trois. Mais le texte d’un paragraphe latin peut donner ainsi lieu à deux paragraphes voire plus et donc à la création de nouveaux intitulés totalement absents de l’original latin.

   C’est ainsi que le Quomodo Aevum significant est divisé, dans le DNH, en “Comment ilz signifioient Eternité” et “Que dénotoyent par le serpent Basiliq”.

   Ou encore :

Quomodo peccatum est réparti entre
Comment ilz signifioient le péché
Que faisaient les anciens Roys par Orige
Que Orige n’estoit défendu aux prestres d’Egipte en manger.
Parquoy Orige est de telle nature.

   Ou encore :

Quomodo iniustum et ingratum
Se répartit entre
Comment ilz signifioient l’homme injuste et jugeur
Parquoy les ungles du cheval de fleuve l’on métoit.

   On notera qu’ici le titre latin a été traduit de façon moins succincte qu’en d’autres occasions, comme si la traduction française n’avait pas été assurée par une seule personne mais par deux, chacune ayant sa façon de rendre le latin en français, l’une se contentant du mot à mot et l’autre voulant respecter le mode du discours français.

   On ne peut pas dire qu’un tel procédé soit très correct.

   Inversement, dans le Second Livre de Orus Apollo, DNH va bien au delà d’une traduction et amplifie considérablement certaines formules sibyllines du texte latin tant et si bien que le DNH occupe un bien plus grand espace que le texte latin correspondant. Mais ne s’agit-il pas là d’un tout autre travail, pas nécessairement du à la même personne que pour le Premier Livre ? Le fait que le DNH soit de la même écriture ne signifie pas qu’il soit du même auteur mais que l’on ait là l’oeuvre d’un seul et même scribe / copiste, quand bien même serait-ce Nostradamus lui-même.

Quomodo Amorem
Laqueus amorem significat

   Donne :

Comment ilz signifioient amour
Suivi de 8 versets !

   Il est clair que nos analyses sur le passage du latin au français valent surtout pour le Premier Livre de l’Orus Apollo. Il est également possible que la source de la version française ne soit pas la même. “Je pense qu’il fault lire comme s’ensuit scelon l’exemplaire vieulx escript de main et ne faillires de la insérer ici”. (p. 118, version Rollet) Il se pourrait, en effet, que le texte latin soit incomplet voire inachevé dans le Second Livre, d’où le projet de le mener à bien en français : on n’est plus là dans le registre de la traduction ! En tout cas, la traduction française imprimée (1543) est le reflet de tels décalages et ne comporte pas les amplifications du DNH lequel refuse de descendre en dessous de quatre vers par épigramme, quand bien même le latin ne comporterait qu’une ligne.

   Il nous apparaît que le DNH est une tentative d'achèvement de l’Orus Apollo ou qu’en tout cas sur un texte plus complet que celui ayant servi aux traductions latines et française imprimées que nous connaissons. Le versificateur a pu disposer d’un tel ouvrage ou bien est-il lui-même l’auteur de ces additions ? Apparemment, le versificateur aurait eu en main une version amplifiée et plus satisfaisante. Il est également difficile de déterminer si le modus operandi, tel que nous l’avons décrit, se situe au stade de la versification ou bien s’il correspond à un stade antérieur dont le versificateur aurait hérité. On notera que certains latinismes stylistiques - comme l’on parle de gallicismes - maintenus dans le DNH, comme nous l’avons montré - par exemple pour Quomodo mundum rendu par “Comment le monde” - mais aussi “Comment taciturnité”, “Comment une chose patente”, “Comment la volupté”, “Comment le cueur” etc. - attestent d’une certaine incurie au niveau de la traduction latine, comme si le travail dont se sert le versificateur n’avait pas encore été parfaitement peaufiné, ce qui ne fait sens, évidemment que dans le cas d’une traduction française puisque c’est de cela qu’il s’agit. En bref, nous avons du mal à croire que le travail d'achèvement, celui de traduction et celui de versification seraient le fait d’un seul homme. Et tout laisse en tout cas penser que nous sommes en face d’un ensemble encore incomplet à moins que le versificateur n’en ait eu cure et se soit contenté de versifier le texte français dont il disposait, sans trop se poser de questions, pensant ainsi, à tort, pouvoir présenter un ensemble satisfaisant.

Homme pendu au gosier

Edition J. Kerver 1543, Edition latine R. Estienne 1530 et Manuscrit Orus Apollo (version Rollet)
On note que le manuscrit fournit un développement sensiblement plus important

   On ne peut donc qu’être surpris par la formule adoptée par Patrice Guinard :

   “Quoi qu’il en soit, il n’y a aucune raison de penser que cette traduction soit le fait de Nostradamus. Certes le DNH et la traduction française comportent-ils certaines affinités, mais qui peuvent s’expliquer à partir d’un texte originel commun”.

   Visiblement, Guinard n’aura pas remarqué - ou en tout cas pas signalé - à quel point les différences entre les moutures étaient considérables et qu’il ne s’agissait - loin de là ! - pas seulement de façons de faire des traducteurs. Il faut bel et bien conclure que nous avons affaire avec le Des notes hiéroglyphiques (DNH) à une version augmentée - dont on ignore s’il y eut un original latin - par rapport aux versions latines imprimées au début du XVIe siècle. Le travail de passage de latin au français, dans l’hypothèse où il aurait bien eu lieu, se produisit-il au niveau de la versification ou plutôt à celui d’un texte en prose utilisé pour ce faire ? Ce passage du latin au français est-il bien le fait du versificateur ? Il ne nous semble nullement certain que le versificateur ait eu accès au texte latin; entre les deux, il pourrait y avoir eu une interface, à savoir un travail de traduction voire d’amplification. Mais dans l’ignorance d’une telle interface, nous sommes conduit provisoirement à attribuer au versificateur un accès direct au latin, quitte à reprendre ce point à l’occasion.

   Dès lors que le DNH ne dérive pas directement d’une édition française voire d’une édition latine imprimées, il n’est guère possible d’en fixer un terminus si ce n’est, comme le signale P. Guinard, que Jeanne d’Albret, à qui l’Epître est adressée, ne devint Reine de Navarre qu’en 1555, à la mort de son père. Mais en tant que fille du Roi Henri II de Navarre, elle pouvait fort bien avoir porté le titre de Princesse de Navarre, qui est utilisé pour l’Epître, avant d’en devenir la Reine et notamment avant 1541 quand elle fut mariée à 13 ans avec le duc de Clèves. Aulotte considére cependant une telle dédicace comme assez peu vraisemblable. Rappelons que Nostradamus dédiera à l’époux de la dite reine, Antoine de Bourbon, prince du sang, père du futur Henri IV, sa Pronostication pour 1557. Ne pourrait-il s’agir avec les DNH d’un cadeau de mariage pour la jeune Princesse convolant en cette année 1541 ? Dans ce cas, il est bien évident que le manuscrit ne serait, au mieux, qu’un brouillon - il y a de nombreuses rayures qui n’apparaissent pas dans l’édition Rollet - d’un ouvrage voué à être imprimé, probablement avec des figures correspondantes, probablement coloriées à la main comme ce fut le cas pour l’exemplaire du Kalendrier des Bergers offert à Charles VIII, dont certaines d’ailleurs ont été reproduites par Rollet, car - et l’exemple des Centuries n’est ici nullement pertinent - on conçoit mal une telle série sans illustration, encore que l’édition latine de 1530 n’en comporte pas. Cela dit, il s’agirait bien de l’écriture de Michel de Nostredame, ce serait la même que celle du manuscrit des prédictions d’almanachs dédié à Pie IV. Rollet affirme ainsi : “La comparaison avec les lettres de Nostradamus, avec la confirmation signée par lui de l’Almanach pour 1562 (vente Rigaud, 1931), avec l’autographe publié par Geigy (Bâle, 1925) et avec les actes notariés ne laisse pas le moindre doute quant à l’identification de l’écriture du mage de Salon”.13 Nous ne partageons pas cet avis, il nous semble au contraire que l’écriture du manuscrit de l’Orus Apollo mis en rimes n’est pas semblable aux autres documents que nous connaissons, qu’ils soient d’ailleurs eux-mêmes de Nostradamus ou non. Mais le seul fait que le nom de Nostradamus figure ne serait-ce qu’ une seule fois - la mention manuscrite en bas de la page de titre ne faisant que nous signaler la référence finale - où l’on notera une faute d’accord avec ce “traduict” qui ne s’accorde avec aucun mot au masculin singulier - fait, de toute façon, des DNH un document nostradamique à considérer, d’autant que le passage de la prose aux vers apparaît de plus en plus comme assuré en ce qui concerne les Centuries. Or, c’est bien ici le cas: un texte en prose imprimé, latin plutôt que français, “mis en rithme” en français.

L'enchaînement des adaptations

   En conclusion, nous pensons que l’édition imprimée de 1543 est issue du même document dont se sert le versificateur mais qu’elle a été corrigée, tout comme elle le sera à nouveau pour l’édition imprimée de 1553. On aurait donc un corpus de quatre pièces, dont une est manquante et qui a servi à la fois à la versification et à l’édition de 1543, puis en 1553 une édition encore retravaillée sur le plan formel. En pratique, seule la pièce manquante est une véritable traduction, d’ailleurs très littérale, du latin, les autres n’en seraient que des adaptations : une pièce versifiée restée manuscrite mais restant très proche de la traduction de base et deux remaniements, avec des termes remplacés par d’autres moins proches de l’original latin, dès lors que changement il y a. Vient s’ajouter à cela, le fait que la version “Nostradamus” est sensiblement plus développée et cela est-il le fait du versificateur ou du modèle français qu’il transpose ? Mais si c’est le modèle qu’il transpose, pourquoi les éditions imprimées ne tiennent-elles pas compte, elles aussi, d’un tel matériau? Il nous faut donc conclure que certaines additions relèvent du versificateur à moins que le dit versificateur ne se serve d’une mouture en prose augmentée, dérivée de la traduction de base, ce qui ferait une cinquième pièce à considérer. On a là un véritable arbre généalogique !

   Comme le note R. Aulotte, il y a, en tout cas, par trop de similitudes entre le texte “Nostradamus” et l’édition 1543 pour que, contrairement à ce que dit P. Guinard, ce soit le fait du hasard et que cela ne tienne qu’à une succession de traductions à partir d’un même texte latin. Mais nous ne suivrons pas Robert Aulotte quand il laisse entendre que le versificateur dépendrait de l’édition de 1543 car par quel miracle le manuscrit des DNH serait-il plus proche du latin que l’édition de 1543; comme c’est le cas ? C’est ainsi que les épigrammes des DNH sont numérotés - Rollet a fâcheusement, on l’a dit, supprimé la numérotation - ce qui n’est pas le cas des éditions françaises imprimées alors que c’est la règle pour les éditons latines et grecques. On ajoutera que l’édition de 1543 ne comporte pas en son titre apposée à Orus Apollo l'épithète “Niliacque” - remplacée par “De Aegypte” qui figure dans celui des DNH ainsi d’ailleurs que dans les éditions latines (1521, 1530) ainsi que d’ailleurs dans l’édition de 1553. Encore un indice montrant que les DNH ne dépendent pas de l’édition de 1543 mais qui pourrait laisser entendre que l’édition de 1553 si elle s’appuie sur celle de 1543 n’en a pas moins du se référer à une édition latine d’autant qu’elle cite en son titre Philippe le traducteur du texte de copte en grec, point qui ne figure pas dans l’édition de 1543.14

   Paradoxalement, ce sont de tels “détails” qui peuvent nous aider à reconstituer la subtile chronologie des éditions. Un tel travail en histoire des traductions ne saurait être conduit à bien, si l’on n’a pas l’expérience des processus de traduction entre langues lexicalement proches comme le sont le latin et le français mais aussi entre le français et l’anglais ; comme on peut le voir dans le champ centurique. Nostradamus n’est pas le traducteur du texte qui sera repris en 1543 et qui offre des similitudes assez frappantes pour penser qu’il dérive du texte dont se sert Nostradamus et qui est plus proche de l’original latin. Mais on n’imagine guère, cependant, l’auteur du texte remanié de 1543 se servant du manuscrit versifié de Nostradamus en raison des additions qui s’y trouvent et qui ne figurent dans aucune version latine. L’auteur de l’adaptation de 1543 nous semble bien plutôt avoir utilisé la même source que Nostradamus, non pas latine mais française. On notera une valeur ajoutée assez faible d’une mouture à la suivante: maintien des mêmes mots lors du passage d’un texte d’une langue en une autre; réécriture et non retraduction. Il y a là un principe d’économie qui nous paraît essentiel en Histoire des textes et sans lequel d’ailleurs l’historien aurait bien du mal à remonter les pistes. Un tel principe tend à relativiser toute idée de poésie inspirée, du moins au niveau du signifiant. Car dans le champ textuel, l’originalité ne réside pas tant dans le choix des mots que dans l’usage qu’on en fait, en les recyclant. En ce sens, tout texte relèverait d’un recyclage, ce serait donc le commentateur qui serait plus déterminant que l’auteur qui n’est souvent qu’un plagiaire fatigué. Les interprètes de Nostradamus et de ses disciples sont plus inspirés qu’eux. Nous avons là une trilogie dans la gestion des textes : l’auteur, l'interprète et l’historien. Le premier fait du texte avec du texte, le deuxième fait dire au texte ce qu’il veut lui faire dire et le troisième restitue les différentes étapes de la carrière du texte. C’est dire que pour nous, il n’y a pas de texte “brut” ni d’auteur “brut”.

Les DNH et les Centuries

   Texte à la fois amplifié mais néanmoins inachevé que les DNH, ce qui d’ailleurs nous rappelle que le “second volet” des Centuries comporte un quatrain inachevé, à savoir le VIII, 5215 :

Le Roy de Bloys dans Avignon régner
D’Amboise & seme viendra le long de Lyndre
Ongle à Poitiers sainctes aisles ruiner
Devant Boni.

   Le premier verset, soulignons-le, est selon nous typiquement d’inspiration crespinienne - verset qui se trouve également - fait unique - également en tête d’un autre quatrain (38) de la même Centurie. Ce verset que l’on retrouve dans une oeuvre de Crespin - Demonstration d’une Comette, Lyon, Jean Marcorelle, 1571 - ne s’y trouve pas, selon nous, simplement commenté par Crespin mais bien façonné par celui-ci puis, par la suite, intégré - mais pas avant 1571 - dans un processus centurique.16 Ce verset, en effet, n’est pas commenté par Crespin mais tout au contraire résume sa position.17 On observera que ni Benazra qui pourtant s’interroge sur le privilège18 ni Chomarat19 qui signalent ce texte de Crespin n’ont signalé la présence de ce verset. Il est vrai qu’il y a vingt ans, on ne prenait pas la peine de rechercher des traces des Centuries en dehors des... Centuries. Ajoutons que la question de la façon dont certaines centuries20 ont été complétées est également un élément capital pour saisir l’évolution du corpus centurique.

   Alors qu’il semble exclus de pouvoir reconstituer un texte d’un seul tenant à partir des (141) Présages, qui ne sont le plus souvent qu’un assemblage de formules, en revanche, les quatrains centuriques semblent avoir été produits de la même façon que les épigrammes de l’Orus Apollo, c’est-à-dire en changeant l’ordre des mots d’un texte en prose ou en recourant à des synonymes mieux susceptibles de rimer que ceux utilisés dans le texte source.

   On imagine donc fort bien l’auteur des quatrains, quel qu’il soit, recopiant la Guide des Chemins de France ou un ouvrage du même type21 en se contentant de l’exercice consistant à le “traduire”, cette fois, en quatrains, la seule contrainte de la rime et du nombre de vers suffisant à produire oeuvre originale mais on est ici bien plus près de la versification voire de l’écriture automatique que de la poésie, ce qui nous conduit à penser que les quatrains centuriques, initialement, n’avaient probablement pas de vocation prophétique, pas plus et peut-être moins - vu que la matière en était moins noble - que l’Orus Apollo nostradamique. Certes, les Centuries, paradoxalement, seraient des épigrammes sans images22 mais les quatrains comportaient-ils un matériau leur permettant de se présenter comme des épigrammes à l’instar de l’Orus Apollo ? Mais à propos de considérations iconographiques, on rappellera que le corpus nostradamique n’en est pas exempt.23 La comparaison entre la tonalité des quatrains et celle des épigrammes du DNH ne plaide guère en ce sens et il nous semble donc tout à fait abusif - ce serait même là le fait d’un amalgame assez grossier - de présenter les dits quatrains comme tels; si ce n’est quant à leur seule présentation formelle. Ajoutons que de tels recueils d’épigrammes pouvaient servir sur un plan divinatoire, un peu à la façon d’un tirage de tarot (pour ne pas parler du I Ching) et il est fort possible que les quatrains centuriques, sous leur forme initiale, qui nous reste inconnue, aient aussi fait l’objet d’un mode de tirage aléatoire, éventuellement au moyen de dés, d’où leur numérotation et leur présentation en vrac. Mais n’est-ce pas là, au mieux, avec de tels quatrains, une forme abâtardie de l’épigramme bien impropre à correspondre à quelque image ? Reconnaissons que la recherche des sources des textes nostradamiques en vers est assez démystifiante et disons-le quelque peu décevante, sentiment que l’on éprouve également avec les devises de Saint Malachie - encore un exemple où l’image est absente ou plutôt évacuée - reprises d’une Histoire de la Papauté ou extraites de quelque chapitre de la Bible24 : on a bien du mal à croire que la veine prophétique puisse découler, s’écouler, d’un travail - d’une besogne - qui n’est pas sans présenter au pire un certain caractère de plagiat plus ou moins toléré et au mieux l’aspect d’un jeu (de salon) ou d’un hommage de courtisan, assez creux. Dans notre représentation du prophétisme, on s’attendrait plutôt à un jet spontané, compulsif, jaillissant des profondeurs de la psyché, à caractère onirique, et non pas à un recopiage consistant à faire entrer un texte assez indifférent dans un nouveau moule, dans une sorte d’ alambic; mais peut-être s’agit-il là - qui sait ? - d’une forme d’alchimie du verbe ?

Orus Apollo et le Tarot

Estoile

Cette figure de l’Orus Apollo (1543 et 1553)
pourrait avoir servi à la composition des arcanes du Tarot :
la Lune (XVIII) et le Soleil (XIX)

Estoile Lune Soleil

   En tout cas, ces épigrammes égyptiens ont pu contribuer à répandre l’idée que le Tarot - figures dont le texte se réduit à un bref titre que l’on retrouve parfois dans ceux de l’Orus Apollo - le monde (arcane XXI), l’estoile (XVII), la force (XI), la mort (XIII), la tempérance (XIV) - lui aussi, était d’origine égyptienne.25

Orus Apollo

Pour le “mois”, deux images différentes, mais la même image pour le “mois” et l’“étoile”.

   La façon dont les luminaires sont représentés sur ces figures est proche de celle du Tarot et des vignettes nostradamiques.26 Cela est vrai pour les arcanes XIX “Le Soleil” et XVIII “La Lune” qui, si on les place côte à côte semblent détachés d’une seule et même figure d’Orus Apollo version Kerver : “Quelle chose ilz signifioient pour l’estoille”, figure reprise pour illustrer “Comment ilz signifient les moys“, luminaires que l’on retrouve dans un autre décor dans la note intitulée (1543) “comment les Sages d’Egypte signifient le cours du temps”, ce qui pose d’ailleurs le problème de l’origine des dites illustrations adoptées par le libraire parisien. Encore que dans ce cas, nous pensons que ce sont plutôt les concepteurs du Tarot de Marseille qui ont emprunté aux illustrations des éditions Kerver (1543 et 1553) car les autres jeux de tarot ont adopté d’autres modes de représentation des luminaires. Un des cas les plus flagrants est probablement celui de l’arcane du Tarot, la Force (rendant en latin Fortitudo, qui signifie plutôt le courage, la force d’âme) qui semble littéralement reprise de l’Orus Apollo : “Pour signifier force, ilz paignoient le devant d’un lyon, pour ce qu’il a les membres de devant plus fors (sic) que les autres” (Ed. 1543).

Force Force

   Sous la forme versifiée cela donne :

“Et puys la force voulant signifier
Tout le devand du lyon venoient paingdre
Car les parties devant spécifier
Sont bien plus larges que tout le corps à craingdre
Sa latitude du devant faict entendre
Vigueur et force au lyon apparoir
L’antérieure proportion vient rendre
Dénouter force comme ici pouvés voir”

   On peut ainsi relier Nostradamus au Tarot ! Mais que faut-il entendre par cet “ici” dans le dernier verset : “comme ici pouvés voir” ?

   En fait, il semble qu’il y ait un doublon car le hiéroglyphe précédent, dans le Ier Livre, campe également un lion mais cette fois pour signifier le “courage” : “Voullans signifier le courage paignent le lyon (qui) a la semblance du soleil” (du fait de sa crinière). Le Lion ainsi représenté, dans les deux cas, est assez semblable à celui de l’arcane XI, laquelle comporte en sus un personnage féminin ouvrant la gueule de l’animal tout comme il n’est pas sans évoquer le lion qui figure sur le coin droit en bas de l’arcane “Le Monde”. Quant à l’Arcane Le Monde, elle nous semble devoir prendre son origine dans la figure du même nom, dans les Hiéroglyphes d’Horus Apollon :

   “Comment ilz signifient le monde. Ils paignoient un serpent mengeant sa queue diversifiée de plusieurs escailles qui représentent les estoiles etc.” (Ed 1543)

Monde Monde

   On notera que les écailles du serpent sont remplacées dans le Tarot par des épis de blé, ce qui est le type même du contresens iconographique.

   En revanche, pour la Tempérance (le dessin correspondant figurant dans l’édition Rollet n’appartient pas au manuscrit, lequel est vierge de toute illustration) le personnage ne correspond pas du tout On peut d’ailleurs penser que la Tempérance vue par l’Orus Apollo est la plus convaincante. Toutefois, dans le livre I, on trouve une autre représentation de la tempérance (“Comment ilz signifioient un homme fort vaillant & tempéré”) sous la forme d’un taureau (que l’on retrouve dans le Zodiaque) qui est “atrempé pour ce que quand la vache est preigne (enceinte) il ne fait compte d’y retourner” (pour la saillir). Il serait ainsi possible de concevoir un nouveau Tarot constitué de nouvelles illustrations empruntées aux publications des XVe-XVIe siècles au lieu de redessiner constamment autour des mêmes motifs. Toutefois, curieusement, l’édition de 1553 a remplacé Tempérance ou Atrempance par Chasteté mais en conservant la même figure.27 Mais c’est bien Temperantia qui figure dans la traduction latine de Bernardino Trebatio et qui est ainsi rendu tout naturellement par calque avant d’être remplacé par une forme plus ou moins synonymique. En tout état de cause, on sait que nombre des images représentées, notamment dans le second livre, dans les Hieroglyphica ne correspondent pas à des hiéroglyphes égyptiens. Dans un cas, celui des vrais hiéroglyphes, nous avons des images auxquelles on accorde des significations et dans l’autre, des caractéristiques que l’on représente par des images. Les figures des éditions de 1543 et 1553 sont-elles propres aux traductions françaises ? Nous ne les avons pas trouvées en tout cas dans les éditions latines ou gréco-latines des Hieroglyphica parues en France. En revanche, en 1597, paraîtra à Rome, chez A Zannetum, dans une édition greco-latine une sélection (Selecta Hieroglyphica) de figures assez proches de celles parues chez Kerver. Etrange fortune de ces figures de l’Orus Apollo que de se perpétuer jusqu’à nos jours, du moins quant à certains motifs, dans le cadre d’un jeu de cartes. On signalera l’intéressant travail de A. Turner Cory proposant pour figures des Hieroglyphica des hiéroglyphes tels qu’ils figuraient sur les monuments rapportés d’Egypte (The Hieroglyphs of Horapollo Nilous, Londres, 1840).

Temperance

Le mot TEMPERENTIA dans le texte latin de Bernardino Trebatio
(TEMPERANCE en 1543 et CHASTETE en 1553)

Temperance Temperance

Illustration de la Tempérance dans l’édition Rollet
et éditions 1543 et 1553 de l’Orus Apollo.
Dans le Tarot de Marseille, c’est un tout autre motif qui évoque le signe du Verseau

Tempérance

Une autre représentation de la Tempérance
au Livre I des Hieroglyphica

   Le Tarot - comme le Zodiaque - constituent des séries hétérogènes et sans vocation systématique, sinon dans l’esprit de leurs commentateurs. La présence du Lion dans le Zodiaque a-t-elle un rapport avec l’arcane XI du Tarot ou bien est-ce l’inverse ? De même pour la Balance, figurant tant dans le Zodiaque que dans l’arcane VIII du Tarot et dont on sait qu’elle a été rajoutée au Zodiaque, aux dépens d’une partie - les Chelles - de la constellation du Scorpion. Il faudrait également se demander si les Gémeaux ne sont pas l’expression de la Concorde, telle qu’elle est représentée dans les Hieroglyphica : “Comment ils signifioient concorde : Deux hommes en habit de dignité signifoient concorde”. Même le signe du cancer pourrait avoir un lien avec cette série, en symbolisant la “seigneurie”, c’est-à-dire la domination sur autrui. “Comment ilz signifioient l’homme ayant seigneurie sur ceulx de sa nation. Pour signifier l’homme seigneuriant sur sa nation, ilz paignoient une langouste de mer etc” (1543) et dans l’édition de 1553 : “Ils paignoient un Carabe (sic) qui est une espéce de Cancre marin, autrement appelé langouste etc”. La liste est donc longue des correspondances entre signes du Zodiaque et Hieroglyphica : taureau, gémeaux, cancer, lion, qui se suivent. Il est peut-être temps de se demander dans quel cas c’est l’image qui prévaut sur le texte et dans quel cas c’est l’inverse : quelle est la fin, quels sont les moyens ? C’est ainsi que l’idée de force peut être signifiée autrement que par un Lion et qu’un Lion peut signifier autre chose que la force. On a trop souvent cru, dans le cas du Zodiaque et du Tarot, que c’était l’image qui venait en premier. Or rien n’est moins sûr : on pourrait concevoir un tarot avec d’autres images mais gardant les noms des arcanes. Nous avons là trois séries, le Zodiaque, le Tarot et les Hieroglyphica auxquelles il convient d’ajouter le Kalendrier des Bergers et aussi et surtout celui des Bergères.28 Dans quelle mesure le Zodiaque est-il issu du calendrier des activités sociales au cours de l’année dont certains éléments seraient ainsi simplement reproduits et dans quelle mesure reprend il des valeurs morales incarnées par certains personnages ? On voit que les Hieroglyphica pouvaient intéresser un Nostradamus astrophile.

Hieroglyphica et Zodiaque

GEMEAUX - CANCER - LION
Hieroglyphica et Zodiaque :
une piste qui est en paralèle avec celle du Kalendrier des Bergers

Jacques Halbronn
Paris, le 10 mars 2005

Notes

1 Cf. “Le système de codage de l’Orus Apollo (1541)”, Espace Nostradamus. Retour

2 Cf. voir son Site logodaedalia et sur Espace Nostradamus. Retour

3 Sur la question de la source française d’un texte, voir notre étude : “Réshit Hokhmah d’Abraham Ibn Ezra. Problèmes de traduction au Moyen Age” in Proceedings of the Eleventh World Congress of Jewish Studies, Jerusalem, 1994. Retour

4 Cf. “D’Egypte en France par l’Italie : Horapollon au XVIe siècle” in Mélanges à la mémoire de Franco Simone (France et Italie dans la culture européenne), Genève, Slatkine, vol. 1, 1980, pp. 560 et seq. Retour

5 Cf. Brochure Salon, op. cit., p. 35. Retour

6 Cf. Bib Arsenal, 8° BL 32932, Numm 71415, et Département des Estampes, Site Richelieu. Retour

7 Cf. BNF Réserve pZ 641. Retour

8 Cf. fac simile de trois pages de titre in Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

9 Cf. reproduction de la page de titre du DNH in J. Allemand, Nostradamus et les Hiéroglyphes, Salon de Provence, La Maison de Nostradamus, 1996. Retour

10 Cf. BNF, NUMM 71386. Retour

11 Cf. Nostradamus. Interprétation des Hiéroglyphes de Horapollo, Reed. Marcel Petit CPM, 1993. Retour

12 En fait la formule sybilline - sans “ils signifient” - est l’exacte réplique du latin Quomodo Mundum. Retour

13 Cf. Nostradamus. Interprétation des Hiéroglyphes de Horapollo, op.cit. p. 9. Retour

14 Cf. aussi Charles Lenormant, Recherches sur l’origine, la destination chez les Anciens et l’utilité actuelle des hiéroglyphes d’Horapollon, Thèse, Paris, 1838. Retour

15 Cf l’édition de J. P. Clébert, Prophéties de Nostradamus, Paris, Dervy, 2003, pp. 898-899. Retour

16 Cf. notre étude sur “néonostradamisme et précenturisme”, sur Espace Nostradamus. Retour

17 Cf. notre communication “French antijudaism and the Avignon problem, at the eve of the Saint Barthélémy”, 14e congrès mondial des études juives, Jérusalem, 2005. Retour

18 Cf. RCN, p. 99. Retour

19 Cf. Bibliographie Nostradamus, pp. 65-66. Retour

20 Cf. notre article sur les Centuries V, VI; VII, sur Espace Nostradamus. Retour

21 Cf. notre “Evaluation de la clef géographique des Centuries”, Espace Nostradamus. Retour

22 Cf. notre exposition à ce qui n’était pas encore la BNF, début 1994 Astrologie et Prophétie. Merveilles sans image, Paris, Bibliothèque Nationale. Retour

23 Cf. notre récente étude sur le Kalendrier des Bergers et Nostradamus, sur Espace Nostradamus. Retour

24 Cf. notre étude sur la prophétie des papes, à la rubrique Prophetica de l’Encyclopaedia Hermetica, Site ramkat.free.fr. Retour

25 Cf. aussi Charles Lenormant, Recherches sur l’origine, la destination chez les Anciens et l’utilité actuelle des hiéroglyphes d’Horapollon, Thèse, Paris, 1838. Retour

26 Cf. notre étude sur “le Kalendrier des Bergers et Nostradamus”, Espace Nostradamus ainsi que celle parue à la rubrique Tarotica, Encyclopaedia Hermetica, Site ramkat.free.fr. Retour

27 Sur les rapports entre Hieroglyophica et lames du Tarot, voir Aeclectic Tarot Forum, http://www.tarotforum.net. Retour

28 Cf. nos études sur Espace Nostradamus. Retour



 

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