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ANALYSE

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Le rôle des variantes pour l’éxégèse nostradamique

par Jacques Halbronn

    Non seulement, on ne sait pas qui a écrit les textes du corpus nostradamique mais en plus ces textes ne se présentent pas sous une forme univoque et nombre de quatrains comportent plusieurs versions, comme l’a montré, entre autres, le Québécois Pierre Brind’amour1, pour les 353 premiers quatrains du canon centurique.

   Il est souvent bien difficile de trancher entre les versions car, dans bien des cas, aucune leçon ne semble pouvoir s’imposer par rapport à d’autres, tant la compréhension du texte est aléatoire.

   Cependant, la prise en compte des variantes permet de constituer des familles d’éditions dans la mesure où l’on trouve les mêmes variantes dans plusieurs éditions apparemment d’époques très différentes. Nous avons, dans de précédentes études2, abordé la question des variantes dans les épîtres en prose - dont la compréhension est globalement moins sujette à débat - mais jusqu’à présent nous n’avons guère tiré parti des variantes propres aux quatrains et cela pourrait notamment servir concernant le problème des éditions antidatées offrant les mêmes variantes que des éditions bien plus tardives. Jusque là notre propos avait plutôt été d’examiner les variantes entre éditions du point de vue de l’agencement général des quatrains, de leur nombre.

   A quoi peuvent tenir les variantes ? A des erreurs de copie, à des retouches délibérées pour faire dire à un verset autre chose que ce qu’il comporte, parfois à une volonté de faire varier le sens d’un verset ou d’un quatrain. Mais ces atteintes à la lettre ou / et à l’esprit du texte, à quoi tiennent-elles ? Parfois, l’on se demande si, à un certain moment, le texte n’a pas été dicté avec les erreurs qui en découlent à l’oreille ou s’il n’a pas été manuscrit, ce qui également génère, cette fois pour l’oeil, des modifications ou encore s’il n’a pas été appris par coeur et restitué approximativement par écrit, ce qui expliquerait un changement dans l’ordre des mots, tout en préservant la rime qui aide la mémoire.

   Un cas intéressant concerne ce qui touche au personnage de Louis de Bourbon, mort en 1569 et qui est si présent dans le Janus Gallicus (1594). Dans la plupart des cas, le nom de Louis n’apparaît pas et il faut se contenter, tant dans les Présages que dans les quatrains centuriques, d’un Loin ou d’un Bloys, dans le texte.3 On ne saurait ici parler stricto sensu de variantes puisque le texte n’est pas atteint et cependant le fait de proposer au lecteur de lire un prénom à tel ou tel endroit constitue bel et bien comme une variante virtuelle ou exégétique. Mais lorsque celle-ci influe sur une traduction, cette variante devient bien réelle, comme c’est le cas pour le dit Janus Gallicus qui profite du changement de langue pour agrémenter le texte centurique à sa guise ! D’ailleurs, dans l’édition parisienne de 15964, on supprimera cette adaptation latine par trop libre.

Quatrain (III.55)

Version française du quatrain (III.55)
selon le Janus Gallicus (1594)

Quatrain (III.55)

Version latine du quatrain (III.55)
selon le Janus Gallicus (1594)

    Giffré de Rechac va plus loin que le Janus Gallicus en retouchant probablement un quatrain 45 de la centurie VIII :

La main escharpe & la iambe bandee
Longs puis nay de Calais portera
Au mot du guet la mort sera tardee
Puis dans le temple à Pasques saignera

   Giffré de Rechac explique ce qu’il croit devoir corriger dans le deuxième verset : dans son “Explication” intitulée Sous le titre “Louys Prince de Condé septiesme fils de Charles premier, Duc de Vendosme, 1560. Condamné à mort, l’exécution arrestée & puis mis en liberté 1561” :

La main escharpe & la jambe bandée
Louys puisné de Palais Partira
Au mot du guet la mort sera tardée
Puis dans le Temple à Pasques seignera

   Si pour Louys, il laisse entendre - du moins par omission - que c’est la forme de l’impression, en revanche, pour le remplacement de Calais par Palais, il écrit :

   “Il partit de Palais; l’impression fautive met Calais pour Palais, ne sachant pas qu’en Bearn où le Prince s’estoit réfugué il y avait un Chasteau nommé St Palais. Ce fut de là que le Prince partit. (...) J’aiouste pour le 2. Vers que l’Histoire ne faisant point mention que le Prince de Condé fut blessé par une cheute de cheval, on pourroit dire que le Prince sortira du Palais du Roy à Orléans, le bras en escharpe & la jambe bandée, pour désigner son Arrest de prison & ainsi l’impression diroit bien Louys puisné de Palais portera (& non partira) le bras en escharpe & la jambe bandée, j’en laisse le jugement au lecteur.” (p. 421)

   En fait, le Janus Gallicus avait surtout traduit en latin des Présages plutôt que des quatrains centuriques. Bernard Chevignard, pour sa part, a relevé les variantes concernant les quatrains des almanachs tels que les rend le Janus Gallicus et le Recueil des Présages Prosaïques.5 Au n° 195, on trouve un procédé à base de variante, identique à celui auquel fera appel par la suite Giffré de Rechac, concernant le quatrain de septembre 1563. Alors que dans l’almanach, on a :

De bien en mal le temps se changera
Pacche d’Aoust des plus grandz esperance
Des grands dueil l’huys trop plus trebuchera
Congneus razes pouvoir ne connaissance

   On trouve dans le commentaire :

De bien en mal le temps se changera
Le pache d’Aust des plus grands esperance
Des Grands deul LUIS trop plus trebuchera
Congnus Razez pouvoir ni congnoissance

Présage Septembre 1563

    Immédiatement traduit en latin pour ce qui est du troisième verset par :

LODOICUM certum est.

Présage Septembre 1563

    Il s’agit bien là de Louis de Condé :

   “Le Prince de Condé pour estre de sang & maison Royale, est obligé davantage à conserver la Couronne & l’Estat: voilà pourquou trop plus il peche & est en faute.”

   On ne peut pas dire que l’auteur du Janus Gallicus ait une sympathie évidente pour la maison de Vendôme à laquelle appartient ce Prince, oncle d’Henri de Navarre.

   Comment savoir si chez un commentateur une variante est due à son propre zèle exégétique ou si cela tient à l’édition qu’il utilise. Force en effet est de constater que le corpus centurique tel qu’il apparaît dans le Janus Gallicus (1594) ou l’Eclaircissement des véritables quatrains (1656) diffère parfois des éditions proprement dites des quatrains. D’ailleurs il arrive que Giffré de Rechac recopie peu ou prou le JG avec la version du quatrain allant avec le commentaire.

   Le cas de Giffré de Rechac est remarquable en ce que les variantes qui sont propres à l’Eclaircissement seront reprises en 1672 par Théophile de Garencières en anglais, dans ses True Prophecies or Prognostications.

   On prendra l’exemple du premier et du troisième versets du quatrain 27 de la Centurie X, dont certains éléments figurent chez Crespin, dans ses Prophéties dédiées à la Puissance Divine & à la Nation française.6

   Dans le canon centurique, on trouve :

Par le cinquiesme & un grand Hercules
Viendront le temple ouvrir de main bellique
Un Clement, Iule & Ascans recules
Lespee, clef, aigle, n’eurent onc si grand picque

   Dans l’Eclaircissement, le texte est le suivant qui paraît sensiblement plus lisible, a au prix de retouches concernant pas moins de trois versets sur les quatre - ce qui est un record en la matière, mais dont on ne connaît aucune édition venant confirmer cette présentation sinon l’édition anglaise qui s’inspire à l’évidence du dit Eclaircissement, tout en empruntant par ailleurs à une édition proprement dite pour les quatrains n’y figurant point :

Carle cinquiesme & un grand Hercules
Viendront le Temple ouvrir de main bellique
Une Colonnes, Iules & Ascan reculez
L’Espagne, clef, Aigle n’eurent oncques si grande pique

   Qui est ainsi traduit en anglais :

Charles the Fifth and one great Hercules
Shall open the Temple with a Warlike hand
One Colonne, Jules & Ascan put back
Spain, the Key, Eagle were never at such variance
(p. 414)

   Voici comment le dominicain présente le quatrain, Garencières reprend textuellement son commentaire mais uniquement concernant les deux premiers versets.

   “Affliction du Pape Paul IV qui fut cause qu’Henry II rompit la tréve en Iuillet 1556.”

Eclaircissement (1656)

Frontispice de l’Eclaircissement (1656)

Extrait de l’Eclaircissement (1656)

Interprétation du quatrain (X.27)
dans l’Eclaircissement (1656)

    Giffré de Rechac aurait donc remplacé “Par le cinquiesme” par “Carle Cinquiesme” et il est vrai que phoniquement cela se ressemble beaucoup, Hercule désignant ainsi Henri II. L’interprète vient ici contribuer à amender le texte. Mais en fait, on peut se demander si la forme “par le cinquiesme” ne renvoyait pas précisément à “Carle cinquiesme” sans vouloir l’exprimer par trop directement, d’autant qu’à l’oreille cela se ressemble beaucoup. Dans ce cas, giffré de Rechac aurait décodé le verset en question et il ne lui incombait pas de changer pour autant le texte en lui substituant une “variante” plus explicite.

   Il en est de même pour l’Espée qu’il rend par Espagne, il est bien possible que là encore notre dominicain ait raison mais qu’il n’ait fait que préciser ce qu’il fallait comprendre et non ce qui était réellement écrit, tant il est vrai que le texte prophétique cultive un certain décalage, introduisant ainsi délibérément des variantes. En revanche, le fait de remplacer Clément par Colonne semble appartenir à une autre démarche car Clément a priori n’évoque pas phoniquement Colonne. On ne nous dissimule pas le changement apporté : “Un Colonne & non pas un Clément ainsi que dit l’impression” (p. 274), mais il n’avait pas signalé avoir apporté un changement pour “Carle Cinquiesme”. Giffré de Rechac nous explique que cette partie du quatrain concerne la papauté et l’on sait le rôle qu’y joue la famille des Colonna. D’ailleurs, Giffré de Rechac a certainement raison de voir dans ce verset une affaire concernant le Saint Siége et il essaie de relier les deux parties du quatrain entre elles : il cite les noms de Camille Colonne mais aussi celui de Jules Cesarin et d’Ascaigne de la Corne, ces deux derniers personnages pouvant, eux, tout à fait correspondre à Jules et à Ascan dans le verset considéré. Curieusement d’ailleurs, Giffré de Rechac nous donne des raisons d’accepter la leçon “Clément” : “Ascaigne de la Corne qui avoit autrefois pris Clément VII dans le Chasteau Saint Ange”.

   Crespin vient confirmer que la forme “Clément etc” est ancienne, c’est-à-dire antérieure à 1572, date de la parution de son étrange compilation :

Adresse 65 :
A monsieur le baron de Mouellon. Salut
“La dame grecque de beauté laidique captive prinse mourir mort misérable, un Clément, Iule & Ascans reculez l’espée, clef, aigle, n’eurent onc si grand picque

   Les événements auxquels il est fait référence, selon l’Eclaircissement, datent de 1556. S’il en est ainsi, pour que ce quatrain ait été prophétique, il eut fallu qu’il ait été rédigé avant les événements considérés. Or, nous avons ici affaire à un quatrain de la Centurie X dont on ne connaît pas d’édition même supposée avant 1558, date de l’Epître à Henri II introduisant les Centuries VIII à X.

   Giffré de Rechac soutient que Nostradamus avait achevé la rédaction des Dix Centuries en 1555. Sinon à quoi bon le dominicain aurait-il passé du temps à montrer comment il avait prévu les événements allant de 1555 à 1560 ?

   Mais une question vient à l’esprit : si le quatrain X, 27 traite de l’année 1556, est-ce que cela ne tiendrait pas au fait qu’initialement ce quatrain figurait dans les premières Centuries, celles supposées écrites sinon parues avant 1555 et non dans le second train supposé dater d’avant 1558 ? A moins que l’on ait convenu que ces centuries avaient toutes été composées bien avant 1555 ? Pourtant, dans l’Epître centurique à Henri II, il semble bien que les Centuries ainsi introduites sont récentes, d’après sa rencontre avec le souverain, et concernent l’avenir, ce qui ne convient pas au quatrain en question. Car si Crespin reproduit des morceaux de quatrains, il ne nous dit nullement dans quelles centuries ils se trouvent, puisque son travail ne se réfère même pas expressément à Nostradamus. Les quatrains ont pu changer de centuries et en tout état de cause, du temps de Crespin, pensons-nous, comme d’ailleurs du temps de l’Epître à Henri II il n’existait pas encore de dixième Centurie. On ne peut exclure que certaines prédictions qui se sont avéré fausses aient été supprimées ou du moins retouchées.

   Prenons le cas des Centuries supposées rédigées à la date de 1555, par référence à la Préface à César. Nostradamus déclare les avoir vérifiées, ce qui signifie que les dites Centuries comportent des événements antérieurs à 1555.

   “Combien que de longs temps par plusieurs foys j’aye predict long temps auparavant ce que depuis est advenu…” (Préface)

   Le Janus Gallicus ne va-t-il pas - La première Face du Ianus François (...) Extraite et colligée des Centuries et autres commentaires de M. Michel de Nostredame - jusqu’à présenter les commentaires des quatrains et des présages comme étant de Nostradamus lui-même, du moins pour la partie survenue de son vivant ? Ce qui explique que le Janus Gallicus commence à mettre en rapport des quatrains avec des événements pouvant remonter à 1539 et donc “vérifiés” bien avant leur publication mais non leur rédaction supposée. Et rappelons aussi l’allusion à un commentaire de la Centurie II dans les Significations de l’Eclipse de 1559.

   P. Brind’amour a bien montré à quels événements passés certains quatrains appartenant aux premières Centuries renvoyaient. Mais nous ne pensons pas que Nostradamus, ou du moins celui qui se présente comme tel, ait simplement voulu faire étalage de connaissances historiques mais bien illustrer une méthode lui permettant de recouper les événements en recourant à un système spécifique, astrologique ou autre.

   En revanche, le second volet de Centuries affiche-t-il la même vocation et prétention rétrospectives ? Nous ne le pensons pas étant donné que Nostradamus parle de nouvelles Centuries qui ne peuvent donc concerner que le futur car à quoi bon composer des quatrains pour le passé si ce passé n’est pas supposé, comme pour le premier volet, être un futur ? La relecture de l’Epître laisse peu de doutes à ce sujet et en cela elle complète la Préface à César un peu comme une Seconde Face du Janus François prospective faisant suite à une Première Face rétrospective, pour se référer au projet exposé par Jean Aimé de Chavigny. Il semble que l’on n’ait pas assez souligné le sens du diptyque constitué par les deux volets et qu’on ait situé ceux-ci sur le même plan et abordé, à tort, leurs quatrains de la même façon. Il est pourtant clair que si dans un premier temps Nostradamus était supposé apporter la preuve de la valeur de ses prophéties, cela étant fait, il lui convenait ensuite de traiter dans un second volet du futur.

   Cela dit, le premier volet ne saurait être uniquement rétrospectif, son enjeu, comme pour toute prophétie, est de traiter de quelque chose supposé advenir et donc qui peut fort bien ne pas advenir puisque cette fois on travaille sans filet. La possibilité de prédictions fausses étant tout à fait concevable, le rôle des commentateurs a pu également consister à maquiller les échecs en leur faisant dire autre chose, ce qui a pu déterminer des variantes brouillant les pistes.

   Mais où les choses se compliquent, c’est que le volet de 1555 ne date pas vraiment de 1555, qu’il est posthume et qu’on va donc ainsi pouvoir faire annoncer à Nostradamus des événements passés à la date de sa mort ou suivant de peu celle-ci. C’est pourquoi un quatrain traitant de 1556 peut fort bien appartenir à ces supposés quatrains prédictifs, supposés composés en 1555, ce qui permettait de créditer Nostradamus de prédictions réussies non seulement celles qu’il revendique dans sa Préface mais celles qu’il aurait délivrées pour la période postérieure à la date de la dite Préface.

   Or, dans ce cas, comment un quatrain traitant de 1556 pourrait-il se trouver dans le second volet qui n’est supposé traiter que d’événements postérieurs à 1558, date supposée de l’Epître à Henri II ? Selon nous, il est concevable que certains quatrains supposés validés et figurant dans le premier volet se soient retrouvé dans le second volet.

   Il nous semble que l’on n’a pas assez souligné ce qui était supposé distinguer les deux volets, sur la base des Epîtres introductives. Celle adressée à César a une double vocation rétrospective et prospective, mais toute la question est de savoir à quelle date le premier volet devient réellement prospectif, c’est-à-dire à quelle date il fut réellement publié. Un critère pourrait consister à recenser les événements non annoncés et donc inconnus lors de la publication. Tant que les quatrains traitent d’événements réels, ils seraient rétrospectifs et quand ils commencent à se décaler par rapport à la chronologie des événements, c’est qu’ils sont réellement prospectifs, si l’on admet qu’il est plus facile de prévoir après qu’avant l’événement. Quant à l’Epître à Henri II, elle est supposée traiter prospectivement ce qui est en fait rétrospectif et elle va elle aussi subir le décalage signalé plus haut à partir de la date de sa publication réelle. Nous empruntons cette méthode de datation aux devises de la Prophétie de Saint Malachie laquelle a un niveau de véracité différent selon qu’elle traite de pontifes ayant régné et qu’elle traite de ceux n’ayant pas encore régné.7

   Il conviendrait donc de classer les quatrains entre ceux qui correspondent à un événement bien répertorié et ceux qui ne correspondent à rien de connu; ces derniers étant en quelque sorte vides ou plutôt vidés de leur sens peuvent être instrumentalisés et chargés du sens qu’on voudra bien leur conférer.

   Le problème des variantes apparaît désormais comme un procédé visant à conférer un nouveau sens voire du non-sens aux quatrains ou / et à évacuer un sens qui ne fait plus sens, parce que l’événement annoncé n’est pas survenu comme prévu. Ce qui est avant tout à éviter ou éliminer pour les “gardiens” des Centuries, c’est le quatrain qui annoncerait explicitement un événement non survenu et ne pouvant plus survenir, notamment du fait de la mort du personnage visé. Ce qui est également fâcheux, c’est qu’aucun quatrain ne rende compte d’un événement jugé important, ce qui peut également susciter une “variante”. Il semble que l’on soit parvenu à éviter ce cas de figure et que l’on ne puisse nettement affirmer que Nostradamus s’est trompé. En réalité, on est là dans l’infalsifiable : si un quatrain ne correspond à quelque chose d’advenu, n’est-ce point parce que cela n’est pas encore advenu ? D’où l’intérêt de ne pas relier les quatrains à des dates et de reporter indéfiniment certaines échéances, y compris dans le cas des Présages pourtant associés de façon univoque à un mois et à une année, comme le propose le commentaire du Janus Gallicus.

   Autrement dit, plus un commentaire semble vouloir tirer un quatrain dans un sens qui ne semble pas être le sien, au départ ou plus une variante semble vouloir pointer un événement précis, et plus on est en face de quelque chose de suspect.

   Si l’on revient au cas de Louis de Bourbon, on est bien obligé d’être frappé par l’insistance à voir ce personnage, mort en 1569, apparaître au détour de nombre de quatrains centuriques ou de Présages, soit au prix d’une interprétation qui semble tirée par les cheveux, dans le Janus Gallicus, soit comme dans le cas du quatrain VIII, 45 par une variante, remplaçant “longs” par “Louys”, chez Giffré de Rechac. Car ne peut-on penser que si l’on avait voulu parler de Louis de Condé dans un quatrain on y serait parvenu de façon plus convaincante comme on l’a fait dans d’autres cas de figure ? C’est ainsi que le nom de Condé n’a été repéré dans aucun verset pas plus que le prénom Louis, sauf dans les cas douteux signalés. Si le Janus Gallicus avait connu ce quatrain VIII 45 sous sa forme “Louis”, il s’en serait servi dans ses commentaires sur Louis de Condé. Selon nous, vu que la plupart des efforts du JG à propos de Condé concernent les Présages, on peut raisonnablement se demander si l’on n’a pas reproché à Nostradamus de ne pas avoir pressenti le rôle de ce personnage dans ses almanachs car on ne saurait trop reprocher à Nostradamus de ne pas avoir perçu ce personnage dans ses Centuries, étant donné qu’il n’en est pas l’auteur et que celles-ci parurent vraisemblablement après la mort de Louis de Condé.

   Si l’on prend le cas de la conjuration d’Amboise qui aurait pu valoir, comme le signale Giffré de Rechac, la mort au dit Condé, est-ce qu’elle fut annoncé dans les quatrains des almanachs et notamment ceux qui concernent l’an 1560 ? Autrement dit, on peut se demander si les exégètes ne vont pas tout particulièrement essayer de démontrer que Nostradamus a annoncé ce que précisément il n’a pas annoncé ? On nous objectera certes que rien n’empêchait ceux qui fabriquèrent les Centuries de concevoir des quatrains parlant de Louis de Condé mais précisément, si l’on suppose que ces Centuries supposées posthumes parurent avant la mort de Condé en 1569 - par exemple en 1568 - ne pourrait-on leur reprocher de ne pas avoir annoncé celle-ci, laquelle allait survenir inopinément peu après ? Il ne serait donc pas interdit de penser que Louis de Condé serait la bête noire des almanachs de Nostradamus et des Centuries en matière de prédiction manquée et que c’est pour cette raison même qu’il en est tellement question.

   Faute de pouvoir valider les quatrains des Centuries, il semble que les commentateurs au lendemain de la mort de Louis de Condé se soient reportés sur les quatrains des almanachs. C’est ainsi que l’on voit le quatrain pour décembre 1562 servir pour 15698 :

Par le cristal l’entreprise rompue
Ieux & festins de LOIN plus reposer
Plus ne sera pres des Grands sa repue
Subit catarrhe l’eau beniste arrouser.

   Commentaire “Loys de Bourbon prince de Condé est tué en la bataille donnée entre Bassav & Jarnac le 13 de ce mois” (de mars 1569).

   Et la “traduction latine” rend ainsi le second verset :

Otia LODOICUS fugiet, simul atria Regum

   Ainsi commenté :

   “Praelio Iarnacensi cadit Condaeus Princeps 13 Martii.”9

   Ainsi Loin est-il rendu par Lodoicus, c’est-à-dire Louis !

   Dans le Nostradamus glosé, c’est-à-dire dans la partie du manuscrit non imprimée sous le nom d’Eclaircissement, Giffré de Rechac nous propose d’interpréter le quatrain IV, 51 sous le titre :

   “Bataille de Jarnac (...) où le Prince de Condé fut tué. 1569”

Un duc cuspide son ennemi ensuyvre
Dans entrera empeschant la phalabge
Hastez à pied si pres viendront poursuyvre
Que la journée conflite pres de Gange

   Tentative ici pour montrer que Nostradamus a bien annoncé la mort de Louis de Condé. Avouons que si les Centuries étaient parues après 1569, on aurait conçu un quatrain plus adéquat.

   Peut-on espérer reconstituer la lettre première des Centuries, par delà la question de leur date de composition et l’identité de leur(s) auteur(s) ? Tâche apparemment bien aléatoire. On pourrait certes corriger des noms de lieux, parfois déformés et que l’on peut restituer en se référant aux Guides de Charles Estienne. Certaines variantes peuvent être préférées ou éliminées sur la base d’un nom de lieu, comme pour le quatrain 87 de la Centurie IX :

Par la forest du Touphon essartée
Par hermitage sera posé le temple
Le duc d’Estampes par sa ruse inventée
Du mont Lehori prelat donra exemple

   C’est d’ailleurs ainsi que procède un Théophile de Garencières quand il note :

   “Here is a fault of the Impression, for instead of Touphon, it must be written Torfou, which is a forest some 30 miles from Paris towards Beausse, near which is seated the Town of Montlehery, in the said Forrest is seated an Hermitage, and not far from thence the City of Estampes etc.” (p. 397)

Edition T. Garencières (1672)

Frontispice de l’édition T. Garencières (1672)

Extrait Edition T. Garencières (1672)

Extrait de l’édition T. Garencières (1672)

    Et de proposer “Du Montlehery Prelat donra exemple”, conférant ainsi à la traduction anglaise du quatrain un état plus satisfaisant que le texte des éditions françaises. On notera, en passant, que ce quatrain est complètement fictif : il est constitué de noms de lieux que l’on retrouve sur une carte de la région et l’on y entrelace un duc et un prélat, à moins que cela n’ait été le contraire et qu’à partir d’un personnage existant, associé à un certain lieu, on n’ait brodé, par une sorte de démarche analogique, en introduisant des variations toponymiques. En tout état de cause, tout cela sent le procédé.

   En tout état de cause, on observera le degré de dégradation du texte original qui fait que l’on passe de Montlehery à mont Lehori et de Torfou à Touphon. Or, cette corruption figure bel et bien dans l’édition Benoist Rigaud 1568 (reprint Chomarat, 2000) que nombre de nostradamologues, à commencer par Michel Chomarat, considèrent comme étant d’époque. En définitive, le texte partiel conservé par Crespin semble devoir faire référence et permettre de trancher entre certaines variantes ou du moins entre certaines éditions les comportant.

   Pour la bonne bouche, il semble bien que notre dépouillement des Adresses contenues dans les Prophéties dédiées à la Puissance Divine & à la Nation Françoise, complété par R. Benazra ait comporté une lacune.10 Prenons le texte intitulé A monsieur le duc d’Alançon, frère du Roy Salut : “Il arrivera au port de Corcisbonne pres de Ravenne, qui pillera la masque marquée au poinct marin ceux qui machineront un qu’au monde sur tout ruinera Flandras par un il servira de corone.”

   Nous avions signalé deux variantes : “Pillera la dame” au lieu dans les éditions connues “la masque” (IX, 54) et “au poinct marin” au lieu de “mourir” (IX, 51). Mais nous avions omis d’indiquer que la fin de l’adresse : “Flandras par un il servira de corone” ne figure dans aucun quatrain connu, ce qui, selon nous, vient confirmer le fait que nous ne disposons pas de l’édition des quatrains centuriques dont s’est servi Crespin pour sa compilation.

Jacques Halbronn
Paris, le 9 janvier 2004

Notes

1 Cf. Les Premières Centuries ou Prophéties, Genève, Droz, 1996. Retour

2 Cf. Encyclopaedia Hermetica, rubrique Nostradamica. Retour

3 Cf. n°s 134 et 224. Retour

4 Cf. Commentaires du Sieur Chavigny etc. Retour

5 Cf. Présages de Nostradamus, Paris, Seuil, 1999. Retour

6 Cf. nos Documents inexploités sur le phénomène Nostradamus, diffusion Priceminister, sur le Net. Retour

7 Cf. Le Texte Prophétique en France et notre étude sur E. H. à la rubrique Prophetica. Retour

8 Cf. Janus Gallicus, n° 224. Retour

9 Cf. aussi n° 225, sur Juin 1567 à propos du quatrième verset se concluant ainsi “& trois Grands à mort” ce qui, à nouveau, viserait Condé. Retour

10 Cf. Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, op. cit., pp 61 et 211. Retour



 

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