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ANALYSE

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Du rôle méconnu des exégètes des centuries
au XVIIe siècle

par Jacques Halbronn

    Le XVIIe siècle a été un siècle d’or pour les études nostradamologiques et il convient d’exploiter cette mine d’information tout en en corrigeant certaines dérives. Que plusieurs exégètes du dit siècle aient tenté de restituer le texte originel des Centuries et que parfois leur reconstitution se trouve infirmée par certains recoupements auxquels ils n’ont pas su recourir à l’époque est tout à fait probable, mais on ne saurait jeter le bébé avec l’eau du bain. R. Benazra, dans son dernier article1 ironise aux dépends de ceux qui cherchent à relier un quatrain avec un quelconque événement historico-politique ou de ceux qui signalent une anomalie en se proposant de la corriger avec plus ou moins de bonheur. Or, même dans le cas d’un quatrain dont le commentaire est confirmé par plusieurs commentateurs, à savoir VI, 100, R. Benazra trouve à redire :

   “Jean-Aimé de Chavigny l’applique en toute quiétude aux années 1562 et 1573. On notera en particulier sa référence à la prise de la ville d’ “Aurange” sur les Protestants par le comte de Sommerive le 6 juin 1562. Ecoutons Chavigny : “Il appelle Aurange poétiquement la file de l’Aure pource qu’estant le lieu eslevé sur le clin d’une montagne, il est ordinairement agité des aures et vents”. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le passage de “Aure” à “Orange” n’est guère évident. Par ailleurs, il est peu vraisemblable qu’il s’agisse là d’une fabrication de Chavigny”.

   Or, ce qui nous intéresse ici ce n’est pas la façon dont Chavigny argumente. On n’a pas ici besoin de Chavigny. Ce qu’il nous suggère, plus ou moins adroitement, nous interpelle et nous pouvons le prendre à notre compte : oui, le quatrain évoque bel et bien la ville d’Orange et sa prise de 1562. Quant au rapport entre Aurange et Orange, il est à l’époque d’une grande banalité, comme chez Dorat qui est aussi Auratus. Chavigny considère évidemment que cela prouve que Nostradamus était bien prophète, alors qu’il était encore en vie en 1562 et que l’événement était bien connu des lecteurs des années 1590, puisqu’il s’agit de la Centurie VI passée de 71 à 100 quatrains.

   Laissons la parole à Giffré de Rechac, en son Nostradamus glosé, dans sa partie restée à l’état de manuscrit. Il intitule son commentaire du VI 100 : “Saccagement de la ville d’Orange par le Comte de Sommerive. Voici un extrait de son texte : “L’autheur parle dans le quatrain de la ville d’Orange qui est proche d’Avignon & appartenant aux Princes & Comtes de Nassau. Il la nomme fille de l’Aure parce que les Français l’appellent Aurange du mot latin etc.” Il est vrai que d’admettre que ce quatrain VI 100 concerne un événement du vivant de Nostradamus pose le problème des éditions qui ne le comportent pas, à commencer par les deux éditions Antoine du Rosne 1557, qui ne disposent que de 99 quatrains à la VIe Centurie, celle de la bibliothèque de Budapest ne disposant même pas de l’avertissement latin que d’aucuns croient pouvoir considérer comme le “vrai” quatrain 100 et l’autre, celle de la Bibliothèque de l’Université d’Utrecht, ne présentant qu’une version corrompue du dit avertissement, donnant Legis Cantio au lieu de Legis Cautio et le reste à l’avenant. Ajoutons que cette forme corrompue, relevée par P. Brind’amour, est aussi celle qui figure dans l’édition Benoist Rigaud, Lyon 1568 (reprint Chomarat, Lyon, 2000) En réalité, la présence du quatrain 100 à la fin d’une centurie à l’origine à 71 quatrains seulement situe le dit quatrain à une période sensiblement plus tardive, à la fin des années 1580, et dans ce cas le rapprochement avec Orange ne serait pas à une pièce à conviction, en soi, concernant la datation des premières Centuries avant 1568. On voit donc ici à quel point le problème de la datation des Centuries conditionne celui du contexte propre à chaque quatrain. C’est ainsi que pour comprendre la présence de l’avertissement latin, nous pensons que la meilleure explication actuelle est la suivante : on aura voulu conférer à la centurie VI le statut de “dernière centurie” pour correspondre au titre des éditions parisiennes de la Ligue et à l’édition Barbe Regnault 1560 - “reveues & additionnées par l’Autheur pour l’An mil cinq cens soyxante & un de trente neuf articles à la dernière centurie2 et faire ainsi passer la centurie VII pour une addition, en quelque sorte “hors des murs” - la barrière d’octroi étant symbolisée par le dit Avertissement latin - ce qui expliquerait qu’on l’ait laissé incomplète, ne dépassant jamais une quarantaine de quatrains. Autrement dit, on aura ainsi tenté de faire passer pour le premier groupe paru de Centuries comprenant I-II-III-VIII-IX X et 39 quatrains à la IV, si l’on recourt à la numérotation canonique qui n’était nullement en vigueur à la fin des années 1560, le groupe qui finira par s’imposer vingt ans plus tard et constitué de I-II-III-IV-V-VI et 39 quatrains à la VII comme c’est le cas dans l’édition Chevillot “à la bibliothèque”.3

   Mais pour nos nostradamologues actuels, ce succès prévisionnel est dangereux car cela risquerait de bousculer la chronologie des éditions des Centuries, ce qui montre bien qu’ils ne sont guère disposés à reconnaître aux quatrains centuriques une quelconque vertu prophétique ! Que ce quatrain sur Orange ait fait problème, au point que nombre d’éditions, y compris celle Benoist Rigaud 1568, ne le comportent pas, montre bien que le sujet traité en était délicat et blessait notamment la sensibilité réformée tout comme l’annonce, dans les Centuries VIII-X de la victoire de Mendosus sur Norlaris offensait, à juste titre, la sensibilité catholique, encore que ces anagrammes aient été commentés dans l’Epître à d’Ornano. On voit que le Janus Gallicus offre des contradictions comme on le verra à nouveau plus loin.

   Il est évident cependant que l’Epître à César telle qu’elle nous est parvenue offre des signes de corruption et on conçoit mal que ces bizarreries aient perduré d’une édition à l’autre, et notamment de 1555 à 1557 sous les yeux de Michel de Nostredame et ce en dépit de nombreuses variantes qui concernent au moins quatre exemplaires des Centuries : Albi, Vienne, Budapest et Utrecht.

   Antoine Besson n’est d’ailleurs pour rien dans ces corrections qui appartiennent bien plus probablement au chevalier de Jant, désigné au titre comme “un Scavant de ce temps”, dans l’édition Besson - “Remarques curieuses sur les Centuries d Michel Nostradamus” lesquelles sont mises à jour jusqu’à 1691 (cf. pp. 195) - à ce détail près que la première occurrence de cette édition d’origine, notamment en ce qui concerne la Préface à César - car la version Besson de l’Epître à Henri II ne figure pas chez Garencières - ne nous est connue que par la traduction anglaise de Théophile de Garencières, datée de 1672, dont il faut bien avouer qu’elle ne peut être qu’issue d’une édition française perdue, datant au plus tard de la dite année, ce qui n’a jamais été signalé par Chomarat ou Benazra lesquels préfèrent ne s’appuyer que sur les documents effectivement conservés quitte à devoir justifier un état de choses déjà aggravé par les faux et dont ils refusent de reconnaître l’état de détérioration du texte, comme il ressort de façon plus flagrante que pour des quatrains que l’on peut juger délibérément obscurs dans le cas des Epîtres. Dans l’Avertissement au Lecteur (édition Besson), on lit : “toutes les autres impressions ont été pleines d’erreurs tant par rapport à l’orthographe des mots qu’à cause de la substance des vers qu’on y a changez.” Les similitudes entre Besson et Garencières sont assez frappantes ; c’est ainsi que les sixains sont présentés pareillement :

   “Autres Prédictions de Maistre Michel Nostradamus / Pour les ans courans en ce siecle / Commençant en l’Année mil six cens”, la référence à 1600 étant inhabituelle dans les éditions des Centuries qui comportent les dits sixains, soit en anglais : “Other Prophecies of Michael Nostradamus for the years of this Age 1600”, formule que l’on retrouve dans l’édition Morgard des sixains “Prophéties (...) présentées au Roy Henry le Grand pour ses estrennes en l’an 1600 etc.4

   Et il faudrait également considérer les corrections et les observations proposées par le dominicain normand Jean Giffré de Rechac (1604 - 1660), en 16565 et qui sont également d’un certain intérêt, au moins heuristique et qu’il convient, en ce début de XXIe siècle de considérer avec attention, en séparant certes le bon grain d’avec l’ivraie.

   Autrement dit, la stratégie qui consiste à signaler de fausses restitutions de la part des exégètes du XVIIe siècle pour faire oublier certaines propositions tout à fait sensées ne saurait nous impressionner. C’est le cas de ce “tardivement” que l’édition Jant-Besson nous propose au début de la Préface à César et qui nous semble tout à fait bien venu et qui n’est pas à notre connaissance infirmé par ce que Couillard restitue de la dite Préface. Quand Jean Céard propose de corriger certains vers en se fondant sur le nombre de pieds, dans la Préface au RCN, il ne dit pas autre chose, à savoir que l’on est en droit de chercher à faire sens, tant sur le fonds que sur la forme en partant du principe que l’auteur d’une épître, quel qu’il soit, n’écrit pas n’importe quoi n’importe comment.

   En conséquence, nous suivrons l’édition Jant-Besson quand elle nous propose la leçon suivante : “et puisqu’il a plu au Dieu immortel que tu ne sois venu en naturelle lumière dans cette terrienne plaige que tardivement” et qui fait écho aux premiers mots de la Préface à César : “Ton tard avènement en ce monde terrien”, ce qui est d’ailleurs tout à fait redondant. En fait cette leçon s’appuie sur cette redondance même du texte puisque celui-ci se répète. Imaginons que dans un texte, un auteur dise deux fois la même chose, on peut dire que nous avons là un recoupement non pas externe mais interne et qu’un tel recoupement a du poids ; que si un des deux passages est corrompu, cassant le sens de la phrase concernée, on est en droit de rétablir l’élément manquant. Et bien entendu si quatre éditions supposées parues dès 1555 - 1557 comportent une telle corruption, on est en droit de se demander de quand les dites éditions datent réellement.

   Tout comme on a le droit de se demander si un quatrain supposé paru dès 1555 semble dicté par un événement survenu quelques années plus tard, de proposer de corriger la date de rédaction du dit quatrain. C’est bel et bien cela le travail de l’historien des textes comme on le sait notamment pour la datation du Livre de Daniel sur la base des événements auxquels il est référé directement ou indirectement.

   L’évidence même des corrélations entre certains quatrains et certains événements avait précisément pour objet de démontrer à quel point Nostradamus était prophète. Il n’existe pas de texte prophétique qui ne cherche à prouver que certains événements connus du lecteur ont bien été annoncés de façon à ce qu’on accorde du crédit pour ce qui a été prédit pour l’avenir. On posera donc la question : quelles prévisions ont été attribuées à Nostradamus et qui auraient fait sa gloire de son vivant ou à sa mort, ne parlons pas des siècles suivants ? La seule preuve que nous ayons du succès prévisionnel des Centuries, ce sont les Centuries elles-mêmes : quand elles parurent au lendemain de la mort de Nostradamus elles permettaient des recoupements avec ce que l’on savait déjà mais que Nostradamus n’était pas censé savoir quand il rédigea ses Centuries, en 1555 et 1558. C’est cette fiction que l’on a essayé de vendre au public à la mort de Nostradamus, en 1566. Certains diront que les gens de l’époque étaient bien naïfs de marcher mais encore en 1595, la parution de la Prophétie de Saint Malachie, supposée avoir été rédigée au XIIe siècle n’était-elle pas présentée comme ayant été vérifiée de longue date alors qu’on ne pouvait pas prouver son ancienneté sinon par le texte même de la dite Prophétie. Un Giffré de Rechac, en 1656, n’hésitera pas, en dépit de ses critiques concernant certaines pièces du corpus, à étudier les années 1555 à 1560 en s’appuyant sur tout l’ensemble centurique en partant du principe que tout en avait été sinon publié du moins composé au plus tard en 1555.

   “Depuis quand la prophétie de ces Quatrains commence. Il est asseuré qu’ils commencent l’an 1555 au mois de janvier parce qu’il dédia les 7 premières Centuries à son fils César l’an susdit au premier jour de Mars & par conséquent il est à croire qu’il avoit desia fait & c’est le moins que nous puissions donner à un Auteur pour composer 700 (sic) quatrains que deux mois (...) Quant à la huictiesme, neufiesme & dixiesme Centurie, l’on pourroit croire que la prophétie n’en commence que depuis l’an 1558 le 27. Juin dont son Epistre liminaire au Roy Henry II est dattée ; néantmoins, il dit en la mesme Epistre qu’il fera dans un escrit à part l’éclaircissement de ses Quatrains, commençant du 14. Mars 1557 & dans son Epistre à Nostradamus son fils, il luy dit en general qu’il avoit composé livres de propheties, contenant chacun cent Quatrains, sans spécifier s’il parloit des sept qu’il luy dédioit ou de tous les autres. Quant à moy, ie crois qu’il les avoit composé tous en l’an 1555 mais qu’il n’avoit pas encore pour lors examiné les autres des 3 dernières Centuries au calcul des assertions astronomiques (...) En effet, j’y ay trouvé des Quatrains dont l’exécution est arrivée devant 1558, quoy que très peu.” (pp. 81 - 83)

   Signalons que dans le Janus Gallicus, on se sert du quatrain VI,70 pour l’année 1547 (p. 40), VI, 75 pour 1555 (p. 41), soit deux quatrains supposés parus, selon la chronologie en vigueur actuellement dans le milieu nostradamique, en 1557, chez Antoine du Rosne. En fait, dans le Janus Gallicus, les Présages peuvent servir pour des années bien postérieures à l’année de leur destination première et les quatrains centuriques sont supposés couvrir un champ antérieur à leur date d’édition. Mais que dire aujourd’hui de ceux qui considèrent que l’Epître à Henri II a été rédigée en 1558 et avec elle “trois Centuries” auxquelles elle renvoie comme étant les dernières - le “restant” de la milliade - et qui ne placent sa publication que dix ans plus tard, en 1568 ? Pourquoi n’admettraient-ils pas un même processus pour les Centuries accompagnant la Préface à César, datée de 1555 ? On nous répondra que l’on sait par Couillard que la Préface à César est bien parue à la date indiquée mais on sait aussi qu’une Epître peut être recyclée dans un nouveau cadre comme ce fut précisément le cas de l’Epître au Roi, parue certes en tête des Présages Merveilleux pour 1557 et remaniée pour figurer dans l’édition de 1568, et signalée à ce titre par Crespin. Le problème, c’est que la première et la seule véritable Epître au Roi que Nostradamus ait jamais rédigée était datée non pas de juin 1558 mais de janvier 1556, donc antérieurement aux (pseudo) éditions Antoine du Rosne 1557. Il y a là bel et bien une bévue de première grandeur de la part des faussaires : ceux de 1568 se permirent de changer la date, ce qui n’avait alors pas grande importance puisque il n’était pas alors question d’insérer un lot supplémentaire de centuries au sein d’un ensemble de six centuries, censé avoir été rédigé en 1558, puisque à l’époque la Préface à César servait à introduire un autre ouvrage.

   On rappellera que la confusion concernant la date de l’Epître à Henri II pourrait tenir au fait que les Présages Merveilleux manquaient dans cette mine de documents qui avait servi notamment à constituer le Recueil des Présages Prosaiques, dont Chavigny disposait, tout en reconnaissant qu’il ne l’avait pas.

   “D’un autre presage sur la mesme année [1557] qui ne se trouve point, dédié à la Magesté du Roy Tres Chrestien. Passages sugillez et calomniez par un des haineux de l’auteur pour ne les avoir entendus et retirez (comprendre tirés) d’un sien livre imprimé à Paris 1558.”6 On connaissait certes cette dédicace au Roy, en recourant au Monstre d’Abus de La Daguenière, mais apparemment on en ignorait le contenu et ne pouvait donc constater sa ressemblance textuelle avec celle datée de 1558. Mais dès 1975, Daniel Ruzo, l’homme aux 1500 documents nostradamiques, dans El Testamento Autentico de Nostradamus7, reproduisait en fac simile le début de l’Epître, sans que cela ait été pris en considération par les nostradamologues. En fait, en exhumant cette Epître oubliée et ignorée de Chavigny, Ruzo allumait une bombe à retardement dont il n’avait peut-être pas apprécié toute la portée. On se demandera en tout cas si cette bévue commise au sujet de l’Epître à Henri II ne prouve pas que les faussaires utilisaient le corpus correspondant au Recueil des Présages Prosaïques.

   Quand la Préface à César fut-elle introduite dans le corpus centurique ? Nous aurions tendance à penser qu’elle se substitua à l’Epître à Henri II, laquelle introduisit sept centuries (600 + 39) puis dix (vers 1585) et que sa première occurrence n’est autre que celle des éditions des années 1588 - 1589 et singulièrement de l’édition rouennaise à quatre centuries de 1588, qui est très proche de la contrefaçon Macé Bonhomme 1555. Autrement dit, l’ensemble à sept centuries apparaissant en 1588 précédé de la Préface à César ressemblait à celui qui parut dans les années 1568 - 1570, précédé de l’Epître à Henri II 1558, et qui était déjà constitué de sept centuries, dont 39 article après la dernière, sauf que le contenu était en partie tout à fait différent, comme le confirme la compilation de Crespin (1572) laquelle ne coïncide nullement avec les éditions de la Ligue.

   On restait ainsi fidèle au principe d’une seule Epître et c’est à cette époque que l’on alla chercher l’Epître datée de 1555 qui avait servi anciennement à d’autres usages. On est là dans une sorte de logique assez proche de celle qui s’impose au niveau dynastique et qui implique un minimum de légitimité : pour “succéder” à l’Epître à Henri II, il fallait trouver un prétendant assez prestigieux, à savoir l’Epître que Nostradamus avait adressée à son fils César. On songe à Henri III, roi de Pologne et rappelé pour régner sur la France, à la mort de Charles IX. Ce n’est que lors de la réintroduction des Centuries VIII-X, ce dont témoigne le Janus Gallicus, que l’on passa à un régime à deux Epîtres mais désormais l’Epître à Henri II n’apparaîtrait, autour de 1593 - 1594, qu’en tête d’un second volet pour être rejointe, plus tard, par une troisième épître, celle à Henri IV, en tête des sixains et (faussement) datée de 1605 ?8

   Ces éditions qu’évoque le Janus Gallicus reprennent le volet à sept centuries tel que déjà paru et lui rajoutent, sous une présentation séparée, y compris à la page de titre, un second volet. Et on voudrait nous faire croire qu’il en était déjà ainsi en 1568, chez Benoist Rigaud ! Au vrai, les libraires qui se chargèrent à partir de 1594 de produire cette édition à deux volets et à deux épîtres n’étaient-ils pas précisément les Rigauds ?9

Nostradamus, commentateur de ses textes

   Que l’on ait voulu présenter Nostradamus s’évertuant à montrer comment ses quatrains “collaient” avec les événements leur étant postérieurs est tout à fait normal et disons même que cela nous semble de bon aloi scientifique, même si nous sommes ici dans une simple mise en scène. En fait, on jouait là coup double car en 1555, Nostradamus avait déjà, du moins selon le scénario mis en place, un bilan, certains quatrains avaient déjà été vérifiés - car qu’aurait valu son travail s’il n’avait été déjà mis à l’épreuve ? - et, en outre, comme la dite épître ne parut nullement en 1555, on pouvait rajouter des événements survenus entre 1555 et la date réelle de parution et supposés figurer dans certains autres quatrains. Selon le Janus Gallicus, il faudrait remonter carrément à 1534.

   R. Benazra écrit : “On n’a jamais publié un texte prophétique indéchiffrable suivi immédiatement d’un mode d’emploi en bonne et due forme.” Or, le commentaire dont il s’agit n’aurait nullement consisté à expliciter des quatrains relatifs à des événements non encore accomplis - quatrains qui auraient gardé tout leur mystère - mais il aurait traité de certains quatrains explicités, tout comme le fera le Janus Gallicus dont la première face était un commentaire de ce qui était déjà survenu alors que la seconde, annoncée, aurait concerne les quatrains encore en instance.

   En réalité, au XVIIe siècle, rares sont les éditions qui, précisément, ne sont pas accompagnées d’un commentaire et ce faisant ne font que poursuivre une tradition. C’est ainsi que l’on y voit même des images reproduisant les événements d’Angleterre supposés avoir été préfigurés dans certains quatrains, et ce non seulement dans l’édition d’Amsterdam de 1668 mais aussi dans l’édition Antoine Besson et quelques autres.

   On dira même que le lancement des Centuries n’a pu avoir lieu sans un commentaire. Qu’une fois les dites Centuries bien en place, le public ait été conditionné à décrypter les quatrains, de par lui-même, est le résultat des conditions du dit lancement. Nous pensons donc que les premières éditions comportaient bel et bien un bilan prévisionnel de quelques pages à l’instar de ce que l’on trouvera au XVIIe siècle. Et là encore force est de constater que ce n’est pas le cas pour les éditions datées du vivant de Nostradamus ou de 1568. Et comme le rappelle R. Benazra, on fait dire à Nostradamus qu’il a fait un commentaire de la Centurie II (Significations de l’Eclipse 1559).

   Parfois, en lisant les propos de R. Benazra, et notamment concernant le Janus Gallicus de 1594, on a l’impression que nous contestons l’existence de la publication des Centuries avant cette date. Or, il ne fait aucun doute pour nous que une très grande partie des quatrains sont parus à cette époque, ne serait-ce que par le commentaire qu’on trouve dans le dit Janus et nous ne contestons pas davantage que soient parues et intégrées dans le corpus de cette époque tant la Préface à César que l’Epître à Henri II, la question étant seulement celle de leur contenu exact, contenu que l’on ne connaît que partiellement par les extraits reproduits par Couillard et par Videl, ce qui n’est pas plus suffisant que de prétendre connaître le contenu précis des Centuries sur la base du traitement qu’en a donné Crespin et qui ne permet que quelques recoupements. Mais le fait que ces deux Epîtres soient attestées, sous des formes qui ne nous sont pas connues intégralement grâce à Couillard ou à Crespin ne prouve pas pour autant qu’elles figurèrent dans toutes les éditions des Centuries. Un texte peut apparaître et disparaître et réapparaître.

   La formule employée par R Benazra est révélatrice :

   “Nous avons la certitude que l’astrophile provençal rédigea une Préface à ses Prophéties qu’il adressa à son fils César et c’est grâce à l’imposteur-imitateur Antoine Crespin (...) Que nous savons que les Centuries de Nostradamus étaient constituées de quatrains et que le “meige” de Salon de Provence rédigea une épître adressée au roi Henri II, le 27 juin 1558.”

   Voilà qui montre le peu de crédit que l’on peut accorder au témoignage des éditions des Centuries. Dont acte. Dire que par Couillard ou Videl nous savons que Nostradamus avait publié des Prophéties ne nous dit strictement rien sur le contenu et la forme des dites Prophéties en 1556 - 1557. Quant au témoignage de Crespin, il ne fait aucun problème pour nous puisque nous sommes persuadés que plusieurs centaines de quatrains nostradamiques étaient alors parus ; notons que Crespin ne nous confirme nullement le fait que la Préface à César appartient à l’époque au corpus centurique. Encore une fois, le fait que la Préface soit attestée dans un certain contexte en 1556 - 1557 ne prouve nullement qu’elle figure dans un autre contexte, des années plus tard.

   En fait, c’est le contenu même des Epîtres qui serait susceptible de nous informer à ce propos. Rappelons que l’Epître à Henri II qui figure dans les Centuries ne correspond absolument pas - avec sa référence à la miliade - au témoignage de Crespin qui ne vient aucunement corroborer que l’on connaissait de son temps dix centuries alors qu’il ne se sert que de versets issus de sept d’entre elles. Encore convient-il en s’appuyant sur la version Besson de l’Epître à Henri II qui comporte, elle aussi, la mention d’une milliade, cette fois avec deux “l”, de comprendre ce passage important :

   Version “canonique” : “j’ay este en doute longuement à qui je viendrois consacrer ces trois Centuries du restant de mes Prophéties, parachevant la miliade etc.”

   Version “Besson” : “tellement qu’après diuturne deliberation à qui je voudrois consacrer ces miennes premières Prophéties & divinations parachevant la milliade etc.”

   On voit que l’Epître au Roi dans la version Besson n’a pas fait disparaître la référence à la miliade La question est de savoir qui a modifié le texte et quels critères a-t-on pour en juger et qui l’a raccourci puisque selon R. Benazra : “à l’instar de la Préface à César, l’Epître à Henri II a été plus considérablement réduite, puisque c’est près de 95% du texte qui a été supprimé et pour le reste, la version Antoine Besson ne reproduit textuellement qu’à peine 3% du texte de la Lette imprimé par Benoît Rigaud en 1568 (sic).”

   Dans un cas, “ces trois Centuries du restant de mes Prophéties” aurait été remplacé par “ces miennes premières Prophéties & divinations”, dans l’autre, l’inverse aurait eu lieu. Vu que l’Epître est placée en tête de trois centuries VIII-IX-X, comme il est indiqué au titre du volet (“Centuries VIII. IX. X. Qui n’ont encores jamais esté imprimées”) où celle-ci apparaît, on peut penser que l’annonce de “trois centuries” est de circonstance, ce qui nous semble ipso facto suspect. Or, le décalage entre l’Epître à Henri II Besson et le contenu centurique tend précisément à nous faire penser que cette Epître sous cette forme parut dans une autre configuration. R. Benazra nous parle en fait ici d’un soi disant faussaire qui aurait, on ne sait pourquoi, modifié ce passage programmatique alors que pour nous, chacune des deux épîtres correspond à un état différent du corpus centurique. La version Besson est-elle celle qui figura en tête des “Dix Centuries de prophecies par quatrains”, parue au début des années 1580 et portant référence à Benoît Rigaud 1568 ? Nous ne le pensons pas car nous pensons que dans la version année 1589, l’Epître devait comporter référence à l’année 1585 (création de la Ligue, à la suite de la mort du duc d’Alençon qui ferait du réformé Henri de Navarre le successeur de la couronne, à la mort d’Henri III), comme c’est le cas pour la version canonique, où l’on trouve surajoutée l’année 1606. Il semble que l’on ait interpolé une pronostication annuelle pour cette année là, qui a pu d’ailleurs fort bien pu paraître séparément au départ :

   “L’année sera pacifique sans eclipse et (...) commençant icelle année” peut-on ainsi lire, à la suite de la liste des positions planétaires correspondant à l’an 1606, qui n’est pas cité en cet endroit mais seulement en début d’épître.

   On aurait donc bien, avec l’édition Besson, affaire à la toute première mouture centurique, réalisée à partir de l’Epître des Présages Merveilleux.

   Que signifie dans les deux cas “parachevant la miliade / milliade” ? Il s’agit selon nous d’une formule qui laisse entendre que l’ensemble comporte 1000 quatrains mais que l’on n’en dévoile ici qu’une partie. Par “consacrer ces miennes premières Prophéties & divinations parachevant la milliade”, il faut comprendre que l’on nous offre le début (miennes premières prophéties) du dit ensemble déjà supposé établi en 1558 mais qui ne paraîtra que progressivement. De nos jours, on aurait écrit “atteignant la milliade”. En revanche, avec l’autre présentation, on nous parle non pas du “début” mais du “reste” d’un ensemble prophétique à 1000 quatrains. La formule “du restant” a du naître à la suite de l’éclipse des Centuries VIII-X, alors que dans les années 1580; à un autre moment, c’eut été anachronique.

   Quant au contenu de l’Epître à César tel qu’il figure dans les éditions des centuries, l’édition “reconstituée” Jant-Besson mis à part, on fera d’abord remarquer que certains de ses éléments ne recoupent pas ceux de Couillard et Videl et notamment quand il y est question à commencer par le mot quatrain qui ne se trouvent pas repris chez ces auteurs. Le terme “prophétie des quatrains” qu’on trouve dans la Préface Centurique à César - “espérant toy déclarer une chacune prophétie des quatrains” est d’ailleurs quasiment celui par lequel Du Verdier désigne en 1585 l’ouvrage de Nostradamus : “Dix Centuries de prophécies par quatrains”. Ce qui pourrait permettre de supposer que la Préface à César figurait bel et bien dans l’édition probablement parue au début des années 1580 et à laquelle fait référence le Janus Gallicus (1594). Qu’est devenue la Préface à César entre la version abordée par Couillard et Videl en 1556 - 1557 et les années 1580 et notamment les années 1588 - 1589 où elle éclipse littéralement l’Epître à Henri II, sans parler de l’édition Anvers 1590 ? En tout état de cause est-ce que nous avons contesté que la Préface à César avait été présente dans les éditions de la Ligue, lesquelles sont antérieures à la parution du Janus Gallicus ? Il aura suffi que nous nous interrogions, ce qui est notre droit, sur ce qui était signalé de la dite Préface dans le Janus Gallicus pour que R. Benazra s’imagine que nous contestions que la préface était bien parue à l’époque !

   Rapportons ses propos :

   “Nous avons là un autre exemple de la démarche de J. Halbronn, lorsqu’il note que le nom de César n’est pas associé à cette “l’epistre prémise”. Heureusement que le secrétaire de Nostradamus avait noté dans son “Brief Discours sur la Vie de Michel de Nostredame” le nom du premier des masles nommé César (...) auquel il a dédié ses Centuries premières”. Sinon César aurait également été dépossédé de l’hommage que son père lui avait rendu dans cette épître.” Signalons que cette mention de César figure dans nombre d’éditions des Centuries, au XVIIe siècle - y compris celle de Besson - lesquelles comportent la “Vie de l’Auteur” non d’ailleurs sans que la série des Centuries incomplètes 7. 11. 12. ne soit corrompue en 7. 9. 11, sans se voir jamais corrigée, ce qui nous semble assez édifiant, tout comme la formule “faits depuis l’an 1550 iusques à 67” devient “faits depuis l’an 1550 iusques à 17” et quelques autres variantes : ainsi passe-t-on de “notre histoire d’environ cent ans” à “nostre histoire” tout court. Benazra aurait pu aussi rappeler que dans l’Epître aux trois centuries à Henri II, il est fait mention de la Préface à César, ce qui nous conduit à penser que l’émergence de la Préface à César conditionne l’existence d’un tel passage de l’Epître au Roi. Une telle référence à la Préface à César dans l’épître centurique à Henri II montre bien que la dite édition ne saurait être antérieure à l’introduction des sixains au sein du canon nostradamique.

   En fait,. R. Benazra part du principe que le Janus Gallicus est un ouvrage homogène et d’un seul tenant et rédigé par un seul auteur : rien n’est moins sûr et les contradictions n’y manquent pas. Rien ne prouve que la description figurant à tel endroit du corpus centurique corresponde à la même édition des Centuries que celle évoquée en un autre endroit. Il est fort possible que le “Brief Discours” ait été retouché, ne serait-ce qu’à la fin lorsqu’il annonce des Centuries XI et XII et qu’on y ait signalé cette Epître à César en tête des Centuries, pour se conformer à une présentation tardive, tout en omettant de retoucher d’autres endroits. Dans le même ordre d’idées, il y aurait contradiction entre le ton de l’Epître à d’Ornano en faveur d’Henri IV et maint passage du commentaire proprement dit qui ne lui est nullement favorable !

   Or, si dans le cas des éditions supposées parues du vivant de Nostradamus, chaque détail compte chez les observateurs de l’époque, pour déterminer si ce fut ou non le cas, en revanche, il est bien évident que nous n’avons nullement besoin du Janus Gallicus pour déterminer si la Préface à César figurait dans le corpus centurique, notre propos étant seulement d’apprécier la façon dont le JG en traite, l’enjeu n’étant de toute façon plus du tout le même. Le fait est que si le JG en traite, même de façon allusive, ce n’est en revanche pas le cas de Crespin en 1572-1573 et c’est cette comparaison qui fait problème.

   En ce qui concerne l’Epître à Henri II, que savons-nous de son contenu par ce que nous en dit un Crespin ? Nous disposons de la première version figurant en tête des Présages Merveilleux pour 1557. On peut se demander ce qui permet à R. Benazra de déclarer que l’édition Besson est fautive parce qu’elle ne coïncide pas avec l’Epître “à la miliade” à Henri II ? Si les observations de Benazra sur la Préface à César s’appuient à juste titre sur des témoignages - en tout état de cause lacunaires puisque l’Epître à César n’est pas reproduite in extenso par Couillard ou Videl, en revanche, ce qu’il dit de l’Epître à Henri II ne s’appuie sur rien d’autre que sur l’Epître centurique au Roi, ce qui est un peu court et puis qu’est ce que le groupe Jant-Besson avait à gagner à “trafiquer” l’Epître au Roi, quel est le mobile ?

   Si dans le cas de la version Jant-Besson de la Préface à César, on peut tout à fait soupçonner des retouches nullement fondées sur l’accès à quelque version retrouvée, en revanche, pour l’Epître à Henri II, il s’agit de bien autre chose et on ne voit pas qui que ce soit s’échiner à produire un texte radicalement différent ; la probabilité qu’il puisse s’agir de la réapparition inopinée de la vraie fausse version centurique de l’Epître à Henri II doit bel et bien être sérieusement envisagée.

   Comparons les trois versions : Présages Merveilleux, Besson et version canonique. Notons que nous distinguons épître centurique et épître canonique, l’épître Besson étant centurique comme l’épître canonique mais ne correspond pas à la version retenue par le canon.

Version Besson :
Epître à l’invictissime & tres chrestien Henry Second Roy de France.

Version canonique :
A l’Invinctissime très puissant et tres chrestien Roy de France second, Michel Nostradamus son tres humble, tres obeissant serviteur & subject, victoire et félicité.

Version Présages Merveilleux :
Au tres invincible & trespuissant Roy Henry, second de ce nom, Michel de Nostredame, souhaite victoire & félicité.10

   Ici, le “son” passe mieux, c’est une formule de courtoisie lorsque l’on s’adresse à un personnage éminent et que l’on ne va pas tutoyer comme le fait MDN avec son fils. On la retrouve dans l’Epître au Roi de Navarre, en tête de la Grand’ (sic) Prognostication nouvelle pour 1557.11

   “A tres excellent, noble et puissant Roy de Navarre, Anthoine de Vandosme (cf. l’anagramme de Mendosus !), Michel de Nostre Dame son très humble & obéissant serviteur, vie longue et félicité.”

   En revanche, dans l’épître adressée à Catherine de Médicis, en tête de l’Almanach pour 1557, on a “A la Christianissime et serenissime Catherine Reine de France”, et à la fin de l’épître “Vostre tres humble & tres obéissant serviteur & suget M. Nostradamus.” Mais cette forme “vostre” se trouve également à la fin de l’Epître à Henri II, version Présages Merveilleux. En revanche, à la fin de l’Epître à Henri II, version canonique, semble totalement manquer une formule qui se trouve dans la version Besson : “Vostre tres humble, tres obeissant serviteur & fidèle sujet Michel Nostradamus”, très proche de la version Présages Merveilleux. Cette formule, dans la version miliade est placée en tête et non pas en fin de l’Epître.

   En fait, tout se passe comme si le modèle utilisé pour la version canonique de l’Epître à Henri II était l’Epître au roi de Navarre12 alors que la version Besson est reprise de l’Epître au roi de France.

   Ce qui est encore plus étrange, c’est de faire figurer en tête d’un ouvrage la formule “Préface”, ce qui est très inhabituel, surtout si, en plus, on précise, à quelle oeuvre la Préface est associée “Préface à ses Prophéties”. Cette formule, répétons-le, ne peut qu’être posthume et se présente plutôt comme un document d’archive. Ainsi l’Epître au Roi en tête des Présages Merveilleux n’est pas intitulée “Epître” alors que ce sera le cas pour la version Besson. Un des “successeurs” de MDN, Antoine Crespin Nostradamus / Archidamus, pour sa part, dans les années 1570, cultivera la forme de l’Epître mais dans ce cas c’est tout l’ouvrage qui devient Epître.13 Dans la pratique, il est coutumier d’inscrire Epistre ou Préface, en haut de page, dans le cours du texte mais non pas au début. Notons qu’en ce qui concerne le texte adressée à Henri IV - “présenté au très grand, invincible & très clément Prince Henry IV etc.” - en tête des sixains, c’est le mot Préface qui figure en haut de page mais nullement en tête du texte.14 On notera en passant le double caractère posthume de cette Préface à Henri IV : “Prédictions admirables pour les ans courans en ce Siècle recueillies de feu M. Michel Nostradamus, vivant Médecin du Roy Charles IX etc. (...) présenté (sic) (à) Henry IV vivant Roy de France”. La mention “vivant” signifie “de son vivant”, et donc indique qu’il s’agit de deux personnages décédés. L’expression “Préface” placée en tête d’une épître nous semble relativement tardive, on la trouve notamment dans les éditions des Centuries parues sous la Ligue, dans les années 1588 - 1590, à Paris et à Anvers, mais elle semble faire sens en tant que texte posthume : “Préface de M. Michel Nostradamus à ses Prophéties”. Un tel procédé distancié, à la troisième personne du singulier, n’est pas attesté en tête des publications annuelles de MDN.

   Or, le ton de l’Epître confirme l’idée selon laquelle celle-ci introduisait les tout premiers quatrains centuriques parus sous le nom de Nostradamus, la Préface à César servant à introduire, sous une forme qui n’est évidemment pas celle qui sera la sienne en 1588 et dans le canon, un autre type de texte (cf. infra). Si déjà des quatrains prophétiques étaient déjà parus, comment l’auteur de l’Epître serait-il à même de parler d’une inspiration particulière qui lui aurait permis de rédiger ses prophéties et de les attribuer au roi, alors qu’il en aurait déjà dédié à son tout jeune fils ? Il y a donc une contradiction entre la formule “du restant de mes prophéties” et le récit de la composition des dites prophéties. Les retouches produisent fréquemment de telles inconsistances et elles en sont même le signe. Ajoutons qu’alors que l’Epître centurique à Henri II comporte un renvoi à la Préface à César, il n’en est pas de même de celle de la version Besson.

   On nous objectera que la Préface à César datant de 1555 alors que l’Epître au Roi est de 1558, il serait logique qu’elle ait eu la préséance ? Mais précisément, il nous semble que la Préface à César avait continué à paraître sous la forme signalée par Couillard et qu’elle n’était donc pas disponible pour figurer dans un nouveau cadre. En effet, alors que les Présages Merveilleux avaient eu une durée de vie fort brève et n’avaient pas connu de réédition, libérant ainsi l’Epître à Henri II pour d’autres missions, en revanche, la Préface à César concernait des textes qui n’étaient pas marqués par une seule et unique année, ce qui permettait des rééditions et donc ne “libérait” pas la Préface à César. Au demeurant, le titre de l’ouvrage ainsi “préfacé” pouvait fort bien comporter le mot Prophéties puisque ce terme est signalé par Couillard. Ce qui nous conduit à penser que les Centuries ne sont pas forcément parues au départ sous le titre de Prophéties, ce qui aurait crée quelque confusion Pourquoi ne pas s’en tenir au titre des éditions de Rouen, Les Grandes et Merveilleuses Prédictions de M. Michel Nostradamus (1588). Ce n’est que plus tard, justement lorsque la Préface à César fut récupérée que l’on aurait opté pour le titre correspondant à la dite Préface, à savoir celui de Prophéties, selon un processus syncrétique, ce qui expliquerait la fortune du terme Centuries qui s’était peut-être imposé avant qu’on les désignât sous celui de Prophéties ou encore de Vrayes Centuries et Prophéties, pour reprendre le titre de l’édition Besson. Dans un premier temps, on peut penser que les Centuries comportaient un commentaire rétrospectif qui a d’ailleurs pu inspirer voire être repris par le Janus Gallicus dont on rappellera le titre de l’édition lyonnaise de 1594 : “extraite et colligé des Centuries et autres commentaires de M. Michel de Nostredame” - formule qui disparaîtra au titre de 1596 - dans le “Brief Discours” on évoque aussi “nostre Autheur en ses Commentaires” (JG, p. 1). Par la suite, on jugera bon de récupérer la Préface à César ainsi qu’éventuellement certains quatrains dont celui consacré à une “solitaire estude” (I, 1), expression qui figure au début de la première Epître à Henri II en tête des Présages Merveilleux dont elle était peut-être suivie, qui seront intégrés dans la première Centurie notamment, sous sa forme à 39 articles.

   C’est donc au début des années 1580, lors de l’élaboration des “Dix Centuries de prophecies par quatrains” - on retrouve cette association Centuries-Prophéties qui caractérisera toute une série d’éditions au XVIIe siècle en leur titre - que l’on aurait “centurisé” et sensiblement retouché l’Epître à César ou, comme on voudra, “prophétisé” l’Epître à Henri II, mais il ne s’agissait pas encore de l’Epître “aux trois centuries”, qui en est un avatar du XVIIe siècle, conçu pour légitimer les sixains qui, contrairement à ce que laisse entendre R. Benazra, ne datent certainement pas de 1605, en dépit de la date de l’Epître à Henri IV laquelle initialement introduisait tout autre chose comme nous l’avons montré ailleurs.15 Une Préface à César vouée, à partir de ce moment à une nouvelle carrière marquée par une certaine fortune et bientôt en position d’éclipser carrément l’Epître à Henri II, à partir de 1588 et ce pour quelques décennies, avec en prime le seul titre de Prophéties sur tout l’ensemble centurique, ce qui conduira à ce que les éditions antidatées, réalisées dans ces années là, portent également ce seul titre sans l’adjonction de celui de Centuries, position qui sera celle des éditeurs du XVIIIe siècle, alors qu’au XVIIe siècle plusieurs titres cohabiteront encore, du fait de la réintégration de l’Epître à Henri II. On notera d’ailleurs qu’au titre du second volet centurique on trouve le terme Centuries qui ne figure pas sur celui du premier.

   R. Benazra insiste sur les coupures de la Préface “Garencières-Besson” par rapport à ce qu’on en sait par le truchement de Couillard et de Videl mais qu’en est-il pour l’Epître au Roi ? Certes, on a beau jeu de souligner les éléments manquants alors qu’il peut tout à fait s’agir d’éléments ajoutés.

   On distinguera le cas de développements totalement différents - et celui où une phrase a été raccourcie. Selon nous, on a rajouté des développement sur les chronologies bibliques et sur la configuration céleste de l’année 1606 d’ailleurs astrologiquement assez quelconque et qui n’était même pas une année de conjonction Jupiter-Saturne. Pourquoi ce laps d’une vingtaine d’années à partir de 1585, date ayant historiquement sa raison d’être ? Il semble que Chavigny et à sa suite l’auteur de l’Epitre canonique à Henri II ait divisé par dix la prédiction de Liberati s’étalant sur 200 ans, jusqu’en 178216, ce qui conduirait à ajouter 20 ans à 1585 ainsi qu’à privilégier la “mi-temps”, autour de 1595, tout comme Libérati insistait sur la mi-temps, autour de 1682.

   Il conviendrait de souligner l’intérêt que le Janus Gallicus porte à la chronologie biblique (Au Lecteur, pp. 14 et seq). Le prophétisme se nourrit souvent de considérations chronologiques :

   “Et le même Noël ayant passé l’age de cinq cens ans (...) Trois cents ans après ce grand universel déluge etc.”

   Mais nous avons montré que Libérati, étudié dans les Pléiades de Chavigny, étaya son Discours sur la comète de 1582 par des comparaisons chronologiques.17

   En revanche, l’Epître Besson est plus ample là où la comparaison peut se faire du fait d’une grande similitude entre les deux versions, il s’agit du développement consacré à Plutarque.

Version Besson :
“D’un si mince présent d’autant que comme raconte le gravissime Autheur Plutarque en la vie du magnanime Licurgue, que voiant les offres & présents qu’on s’asoulait d’aporter (sic) par sacrifice aux temples des dieux immortels d’iceluy temps & que les indigens sans faculté d’en faire les frais & mises, reculaient de s’approcher d’iceux temples, la loy fut faite que liberté seroit entière de ne libéraliser aux dieux, un chacun selon sa faculté & chevance.”

Version canonique :
“[D’un si mince présent] comme raconte le gravissime aucteur Plutarque en la vie de Lycurgue, que voyant les offres & presens qu’on faisoit par sacrifices aux temples des dieux immortels d’iceluy temps & à celle fin que l’on ne s’estonnast par trop souvent desdictes fraiz & mises ne s’osoyent presenter aux temples.”

   On ne peut que constater à quel point cette phrase est défectueuse : quel est donc le sujet de “ne s’osoyent presenter aux temples” sinon les indigents, élément qui manque dans la version canonique si bien qu’on ne comprend pas le sens de ce passage à savoir que même la plus humble offrande mérite d’être faite et reçue.

   Quel est le texte à l’origine de ce passage, chez Plutarque ? Il semble bien qu’il soit issu des Oeuvres Morales & meslées de Plutarque, translatées du grec en françois par Messire Jacques Amyot etc, Paris, Michel Vascosan, 1572, ouvrage introduit par une Epître, non datée, “Au Roy Tres Chrestien Charles IX. de ce nom” (à noter que le terme “Epître au Roy” n’apparaît qu’en haut de page et non en tête de l’Epître) :

Oeuvres morales & mélées (1572)

Frontispice des Oeuvres morales & mélées de Plutarque,
traduction par Jacques Amyot (1572)

Extrait des Oeuvres morales & mélées (1572)

Extrait des Oeuvres morales & mélées de Plutarque (1572, p. 188)

   “Lycurgus ordonna en la cité de Sparte les sacrifices de la moindre despense qu’il peut à fin, ce disoit-il, que ses citoiens eussent moien toujours & en tous lieux d’honorer promptement & facilement les Dieux, de ce qu’ils auraient à la main : Et pour autant, Sire, que de mesme volonté & intention ie vous offre de petits présens (...) je vous supplie de recevoir en gré avec ma bonne affection l’utilité de ces beaux dicts notables que je vous ay recueillis etc.” (Traité XXXIII, “Les dicts notables des anciens Roys, Princes & grands capitaines”, p. 188)

   Le rapprochement est assez saisissant puisque Amyot s’adresse à Charles IX tout comme Nostradamus était supposé s’adresser à Henri II, son père. On y trouve la formule “petits présens” pour “mince présent” dans l’Epitre datée de 1558, et dans les deux cas on mentionne les “dieux”, les “sacrifices”, même si le texte d’Amyot n’est pas repris littéralement.

   Or, si la première édition de la dite traduction, adressée à Charles IX, est de 1572, elle ne saurait avoir été utilisée en 1568. Nous en concluons que la référence à Plutarque et à Lycurgue n’apparut dans l’Epître à Henri II que dans l’édition des années 1580, si on admet qu’aucune édition ne parut au cours des années 1570, à moins d’admettre que l’édition augmentée de 39 articles ne date de 1572, terminus ad quem puisque Crespin s’en sert dans ses Prophéties à la Puissance divine de la même année 1572. L’Epitre à Henri II aurait alors été remaniée sur le modèle du texte adressé à Charles IX. En tout état de cause, la référence à ce passage qui non seulement recoupe la référence à Plutarque mais reproduit également l’usage qu’en fait la grand traducteur Amyot s’adressant au roi, nous semble exclure que cette version de l’Epitre à Henri II puisse dater de 1568, pour ne pas parler de 1558 !

   Il est assez évident que le texte canonique est ici insuffisant et que la correction proposée chez Besson est parfaitement fondée, ne serait-ce que sur le texte même de Plutarque, qu’elle le soit par le raisonnement, la lecture de Plutarque ou l’accès à une version plus ancienne et moins corrompue. On est quand même stupéfait de constater à quel point la pratique du texte nostradamique de nos jours émousse l’acuité intellectuelle et place presque irrésistiblement le lecteur dans une sorte de brouillard, de pénombre où rien ne peut plus le surprendre.

   Pour notre part, nous penchons pour la dernière explication car un autre passage, faisant immédiatement suite à celui de la miliade / milliade, figure chez Besson avant d’aborder Plutarque et qui, lui, n’a pas de raison d’être particulière d’avoir été corrigé.

Besson :
“Et ayant quelque temps cogité à par (sic) moy & agité d’une téméraire audace, ay pris mon vol rapide vers vôtre tres magnanime Majesté, ne devant son benin naturel estre courroucé de mon outereguidance (outrecuidance), ny étonné d’un si mince présent, d’autant que comme raconte le gravissime Autheur Plutarque en la vie du magnanime Licurgue etc. ”

Canon:
“Et après avoir eu longuement cogité d’une téméraire audace ay pris mon addresse envers vostre majesté, n’estant pour cela estonné”, comme raconte le gravissime aucteur Plutarque, en la vie de Lycurgue etc.”

   Or, la version canonique ne nous dit pas de quoi le Roi devrait être étonné, à savoir d’un “si mince présent” - le mot “présent” est d’ailleurs repris in fine : “j’ay consacré le chetif présent de mes nocturnes & prophétiques supputations astronomiques”, dans la version Besson - et dès lors on comprend mal la référence à Plutarque.. Notre intention n’est pas de laisser entendre que cette phrase a été tronquée dans la version canonique délibérément, comme le “tardivement” de la Préface à César. Une chose est de sauter une ligne par inadvertance, une autre, bien différente, de rajouter une phrase !

   L’Epître canonique à Henri II est à la fois corrompue pour des passages au vrai sans grand intérêt qui relèvent de la langue des courtisans et à la fois enrichie par de nouveaux développements lesquels d’ailleurs n’ont pas vraiment leur place au sein d’une telle Epître mais qui importent à ceux qui ont la charge ou qui ont pris l’initiative de réaliser une nouvelle mouture. En tout état de cause, nous pensons avoir démontré que l’Epître à Henri II Besson est probablement très proche de la première Epître centurique au Roi, datant du lancement des Centuries dans les années qui suivirent la mort de MDN. Comment un tel texte tomba-t-il dans les mains d’un Antoine Besson, à la fin du XVIIe siècle ? Il est possible que des explications figurent dans d’éventuelles éditions antérieures.

   En conclusion de notre polémique avec Robert Benazra, nous souhaiterions que l’on ne cherchât pas dans chaque observation que nous faisons une preuve de nos thèses - lesquelles ? - et que l’on ne s’imagine pas non plus que la réfutation de telle ou telle remarque soit susceptible ipso facto de les ébranler sensiblement.

   Le débat entre nostradamologues de tous acabits se tient sur deux fronts :

   - d’une part, la question des éditions, de leur datation, leur succession,
   - d’autre part, problème qui désormais ne saurait être occulté, celui de l’intégrité du texte tant en prose qu’en vers, étant entendu que le texte en prose est a priori mieux maîtrisable, d’une part parce que supposé être moins hermétique, notamment dans les épîtres et surtout parce qu’il est dans sa forme sensiblement plus normatif, même si la versification a ses propres règles, celles-ci ne concernent guère le sens.

   On avait pu observer jusqu’à présent les extrêmes réticences du milieu nostradamologique à envisager l’importance d’éditions non conservées, qu’elles manquent carrément ou qu’elles aient été remplacées par des éditions antidatées encore que sur la question des almanachs et pronostications, il soit généralement mieux admis que l’on ne puisse connaître la production de certaines années que par des documents manuscrits comme le Recueil des Présages Prosaïques, conservé à la Bibliothèque de Lyon La Part Dieu (en partie édité par B. Chevignard, Paris, Ed. Seuil, 1999) ou par des commentaires très tardifs du type Janus Gallicus de 1594, voire par des traductions anglaises ou italiennes.

   Or, les réactions de R. Benazra concernant l’édition Antoine Besson nous confirment que la voie de l’approche textuelle est considérée comme fort problématique, qu’il s’agisse de rétablir la lettre du texte ou qu’il s’agisse de dater un texte par son contenu et ce à quoi il réfère. Ce qui vient évidemment attiédir toute velléité de restituer un état plus satisfaisant du texte, en s’appuyant tant sur des sources littéraires extérieures bien repérables (comme les Vies Parallèles du grec Plutarque, traduit en français par Amyot en 1559 - la date est importante - ou le Guide des Chemins de France) ou sur la simple cohérence du discours (l’absence du “tardivement” de la Préface à César, ou du “mince présent” de l’Epître au Roi). Certes, en reconnaissant certaines corruptions du texte canonique, on en arrive ipso facto à considérer que c’est la preuve qu’il s’agit de versions tardives, ce dont certains ne veulent pas entendre parler, d’où la réitération d’une sorte de profession de foi par Robert Benazra :

   “En voulant justement faire des quatrains centuriques un banal texte du XVIe siècle, lui accordant tout au plus un statut de poésie originale, c’est définitivement fermer la porte à sa compréhension intime, puisque justement on n’a pas su ou pas voulu en accepter les règles fixées par son auteur, en l’occurrence Nostradamus.”

   Mais précisément, de quelle “compréhension intime” s’agit-il, quand on attribue à Nostradamus un texte, ne serait-ce qu’en prose et en dehors du champ proprement prophétique, qui ne tient pas debout ? Ce n’est pas en effet parce qu’un texte est supposé être prophétique que l’on doit en accepter toutes les incorrections ; un texte prophétique peut aussi avoir été corrompu. Admettre le postulat selon lequel on ne peut prouver qu’un texte prophétique est corrompu, c’est “définitivement fermer la porte” à toute recherche sérieuse dans ce domaine en tentant de diaboliser l’adversaire : “dont le but, rappelons-le - dixit Benazra - est ni plus ni moins de déposséder Michel de Nostredame de son oeuvre”, c’est bien là affirmer comme une certitude ce qui précisément est en débat, c’est doucement basculer dans un certain obscurantisme. Tout se passe comme si, sous couvert de mener une véritable recherche critique, on ait affaire à un club de nostradamistes, d’ “Amis de Nostradamus” désireux de recueillir pieusement les reliques de leur saint. Une telle ambiguïté est fréquente dans les comportements sociaux : un groupe, plus ou moins informel, se constitue autour d’un objectif qui en dissimule un autre. C’est ainsi que des groupes de juifs polonais ont crée des associations juives laïques et ont été confronté à des enjeux qui dépassaient le champ de leurs véritables motivations, à savoir se retrouver entre gens de même origine et de même profil immigré et qui furent parfois dépassés par leur projet officiel, pour lequel ils n’étaient finalement pas formés.18 Mais face à ces prétendus “Amis de Nostradamus” - pour évoquer le nom de structures ayant existé - on se souviendra de cette mise en garde : “Garde-moi de mes amis, de mes ennemis je me garde”.

   De même nous pensons qu’il convient de rechercher une cohérence dans le fait que trois centuries soient d’abord parues avec moins de 100 quatrains - nous ne parlons pas de celles auxquelles on a enlevé un quatrain comme la VIe . R. Benazra tente de refuser le nombre 35 qui caractérise le nombre le plus faible connu de quatrains à la Centurie VI ; il écrit à propos de l’édition du libraire de Rouen Pierre Valentin (c 1630) : “édition comportant 32 quatrains seulement à la centurie VII alors que celle d’Anvers n’en comportait que 35”. Cette présentation risque d’induire en erreur. Le dernier quatrain de la VII Valentin est numéroté 40 alors que le dernier quatrain de la VII de l’édition St Jaure est numéroté 35, tout comme le dernier quatrain de la IV de l’édition de Rouen “à 4 centuries” est numéroté 53, même si certains quatrains manquent.19 Est-ce pour nier l’importance de cette centurie à 35 quatrains à la VII que Benazra fait ce rapprochement douteux ? Benazra préfère expliquer ponctuellement le cas de la centurie IV à sa manière (en l’incluant dans un ensemble à 351 quatrains, refusant d’y voir un état ultérieur par delà les 600 quatrains initiaux) plutôt que d’englober le cas de la VI et de la VII.

   Que dire de ces autres réflexions dans la même étude : “Sachant que la 1re édition des Prophéties contenait 353 quatrains et que doivent (sic) être exclus des poèmes prophétiques, pour un éventuel calcul, les deux quatrains d’introduction (I, 1) et (I, 2), il nous reste 351 quatrains”, ce qui nous interdit, en quelque sorte, de nous appuyer sur le nombre 53, inverse de 35. Rappelons notre analyse : dans un premier temps, il y eut 39 articles à la IV, sur la base de la fausse édition Barbe Regnault 1560 et dans ces 39 articles, figuraient probablement les deux quatrains en question issu de la fusion entre Prophéties et Centuries. Le système dont nous parlons prend donc comme base ces 39 quatrains et encore une fois ce n’est pas le contenu qui importe ici mais le nombre - le fait que les quatrains aient telle ou telle origine importe ici fort peu ! - et pour atteindre 53, on ajouta 14 quatrains pour constituer le premier pilier d’un ensemble à quatre centuries, venant s’ajouter aux six premières centuries. Que dire de ce propos de R. Benazra : “rien, ni dans les écrits de Nostradamus, ni chez ses contemporains ne laissait supposer l’existence d’une telle édition” (à 353 quatrains) ? Rien sauf que dans toutes les éditions parisiennes des années 1588 - 1589, il est signalé à la centurie IV, à partir du 54e quatrain qu’il s’agit d’une addition, indication qui, étrangement, ne figure pas ou plus dans les éditions Antoine du Rosne 1557.

   Revenons enfin sur le grand intérêt offert par une étude attentive des titres des éditions lesquels semblent avoir surnagé avec des contenus par ailleurs fluctuants. Dans l’épître Besson à Henri II, on relèvera le passage suivant déjà évoqué :

   “J’ay consacré le chétif présent de mes nocturnes & prophétiques supputations Astronomiques, correspondant aux ans, aux mois, semaines & jours, comme aussi aux diverses régions, contrées & villes tant de notre Europe que des autres parties de ce bas monde terien (sic)”, ce qui n’est pas si éloigné de l’intitulé des éditions rouennaises et anversoise, parues sous le nom de Grandes et Merveilleuses Prédictions de M. Michel Nostradamus (...) esquelles se voit représenté une partie de ce qui se passe en ce temps tant en France, Espagne, Angleterre que autres parties du monde20, formule qui est reprise dans la série des Vrayes Centuries et Prophéties de Maistre Michel Nostradamus avec toutefois l’ajout de l’Italie et de l’Allemagne et à laquelle appartient l’édition Besson ou de celui du Janus Gallicus : “contenant sommairement les troubles, guerres civiles & autres choses mémorables advenues en la France & ailleurs” ou avec une variante en 1596, sous le titre de “Commentaires du Sr de Chavigny (...) contenant sommairement les troubles, divisions, partialitez (sic) & guerres civiles advenus tant en ce Royaume de France que ailleurs”. On reste quelque peu perplexe sur le décalage entre une telle annonce - “correspondant aux ans, aux mois, semaines & jours, comme aussi aux diverses région” - et des quatrains qui ne permettent guère de respecter un tel programme. En tout état de cause, chez Besson, ce qui est à retenir ce sont les Epîtres qui se suivent, après la biographie, et ne servent pas à distinguer deux volets - cette coutume de placer une épître en tête d’un lot de Centuries n’a pas forcément existé au départ - et singulièrement celle adressée à Henri II - et non pas tant les quatrains centuriques. Il ne faut pas en effet imaginer qu’un tel corpus soit nécessairement homogène et que toutes les pièces qui le constituent aient la même valeur, ce que nous avions déjà fait remarquer à propos du contenu du Janus Gallicus. Il faut tout particulièrement éviter, bien que la tentation puisse en être grande, d’ “éclairer” une pièce de tels recueils au moyen d’une autre en supposant qu’il s’agit du même auteur voire de la même époque et l’éditeur d’un tel recueil n’a pas forcément conscience des incohérences pouvant exister ou subsister en son sein.

   Consacrons pour finir quelques réflexions à la partie en vers de l’édition Besson : on y observe l’absence de mots en majuscules. Les quatrains qui sont commentés sont marqués : “je les ay marqués avec une étoile au comment (sic) du quatrain dont la prophétie est expliquée à la fin de l’ouvrage.” La dite édition comporte 100 quatrains à la VI - donc le quatrain relatif à la ville d’Orange, et son célèbre amphithéâtre romain auquel le deuxième verset fait référence.

   A la fin de la Xe centurie, on trouve, sans numéro, un quatrain cryptogramme renvoyant à l’an 1680, ce qui est confirmé par le commentaire (p. 208) : “Avec ses six demi Cors & huit sizeaux ouverts” mais aussi un quatrain très rare (p. 142) :

Quand une robe rouge aura passé fenêtre
Fort malingreux mais non pas de la roux
A quarante onces on tranchera la tête
Et de trop près le suvera de Thou

   Lequel vise selon le commentateur (p. 208) Saint Mares (Cinq Mars) et de Thou, tous deux exécutés en 1642. “Monsieur de Saint Marcs est désigné équivoquement dans cette prophétie par quarante onces, d’autant que chacun marc étant composée de huit onces, cinq marcs sont quarante onces.”

   A la page 192 de l’édition Besson, on trouve une illustration de pleine page intitulée “Mort du Roy d’Angleterre”, événement qui eut lieu en 1649.

   Le commentaire des Centuries est bien organisé à savoir centurie par centurie, d’une façon qui correspond assez bien au type de texte qui accompagna la publication des 600 premiers quatrains, à la mort de MDN. On voit que le fait d’attribuer à des quatrains des événements postérieurs à leur rédaction est parfaitement normal, malgré ce qu’en dit R. Benazra qui voudrait que l’on puisse valider les quatrains sans pour autant mettre en question la date de leur rédaction, piège dans lequel sont effectivement tombés les exégètes du XVIIe siècle mais vouloir y échapper relève de la quadrature du cercle. En fait, ce qui est gênant, ce n’est pas la vérification pour des périodes postérieures à la mort de MDN, en 1566, mais bien pour celles qui concernent l’époque de sa vie. On peut dire que ceux qui souhaitent renforcer le mythe Nostradamus sont souvent ceux qui le menacent le plus par un zèle excessif et cela vaut encore pour aujourd’hui :

Centurie I
Quatrain 7 : Conspiration d’Amboise sous François Second, donc en 1560.
Quatrain 35 : La mort d’Henry Second.

   Note : Le rapprochement de ce quatrain avec la mort du roi est douteux, comme l’a bien montré Roger Prevost, ce qui a au moins l’avantage de ne pas avoir, du moins sur ce point, à soupçonner Nostradamus ou ses “légataires” de manipulation.

Centurie II
Pas de correspondance avec des événements du vivant de MDN

Centurie III
Quatrain 66 : “Cela veut dire que sous François Second, Jérôme Groslot Bailly d’Orléans fut arrêté (...) et accusé d’être le protecteur des Luthériens d’Orléans”.

Centurie IV
Quatrain 19 : “Sous le règne de Charles IX, Rouen fut siégé pour la première fois en 1562 le 25 avril par les Protestans avec les Anglois etc.”

Centurie V
Pas de correspondance proposée dans l’édition Besson.

Centurie VI
Idem.

Centurie VII
Le commentaire ne figure pas.

Centurie VIII (présentée par erreur comme Centurie VII)
Quatrain 60 : “Le Duc de Guise étant devant Orléans en 1562 sous Charles IX (…) fit rencontre de Jean Poltrot (...) qui le reconnoissant luy tira un coup de pistolet dans l’épaule dont il mourut (...) & il faut lire au lieu de Noralis (lire Norlaris), Lorains.

   Le supplément à la centurie VIII, repris des éditions parisiennes de la Ligue, avec ses six quatrains est longuement commenté comme dirigé contre les Provinces Unies (pp. 201 - 204). Pour ce commentateur, il ne fait aucun doute que ces six quatrains sont de Nostradamus :

   “Pour conclusion, Nostradamus ne s’est point déclaré si pleinement ny si ouvertement en toutes ses prédictions pour exprimer la ruine de ce petit coin de terre.” (la Hollande)

   On notera que l’idée d’interpréter les quatrains comme renvoyant à une époque antérieure à 1555 et a fortiori au XVIe siècle n’est absolument pas envisagée dans les dites Remarques Curieuses.

Quatrain 86 : “Pendant le siège d’Orléans en 1562, le Roy Charles IX & sa Mère étant à Chartres (...) fut remis sur le tapis le Traité de Paix, déjà commencé etc.”

Centuries IX et X
Pas de commentaire sur la période qui nous intéresse.

   Quant aux sixains, ils sont bien mis au compte de Nostradamus (pp. 209 et seq) et sont interprétés cependant exclusivement pour le XVIIe siècle comme si en effet, Nostradamus les avait réservés pour le dit siècle, comme le sous-titre des dits sixains, du moins dans certaines versions, semble l’indiquer l’édition anglaise de Garencières (1672) et l’édition Besson “Commençant en l’année mil six cens” ou plus souvent “pour les ans courans en ce siecle”.

   Contester comme le fait R. Benazra certains rapprochements exégétiques qui ont pourtant fait la réputation du corpus nostradamique ne risque-t-il pas de se révéler stérile à la longue ? Au fond, que certains s’amusent à interpréter les quatrains par rapport à des événements en cours ne gène personne. En revanche, proposer des recoupements, comme le font un Janus Gallicus, un Giffré de Rechac, un chevalier de Jant, fait problème dès lors que les dits recoupements se situent avant 1568, c’est-à-dire à peu près à l’époque où le centurisme nostradamique se met en place et revendique d’emblée un certain nombre de succès prévisionnels sur la base de ce qui s’est passé au cours des trente dernières années, selon la chronologie du Janus Gallicus qui remonte à 1534 : il est d’ailleurs possible que le JG emprunte cette date à un texte, disparu, figurant en tête des Centuries dont Crespin nous a proposé une compilation. Pourtant, pour sortir d’une telle situation, sans perdre la face, ne suffirait-il pas d’admettre que ce qui n’était au départ qu’une simple opération de manipulation de l’opinion, sur la base de pseudo-succès prévisionnels, avec des quatrains décrivant des événements après coup, s’est transformée en une grille de lecture qui s’est avéré, au long des siècles, singulièrement fascinante ? Et ce d’autant que, précisément, nos nostradamologues tablent plus volontiers sur les commentaires concernant le XIXe et le XXe siècles que sur les périodes antérieures et cela pour une excellente raison, à savoir que la culture générale de la plupart des amateurs d’Histoire remonte rarement avant ce qui a précédé la Révolution Française ? Le salut devrait, en bonne logique, venir des seiziémistes pour lesquels les événements relatifs aux Guerres de Religion, qui sont finalement au coeur d’un certain nombre de quatrains qui ont “fait” Nostradamus si ce n’est lui qui les a faits. R. Benazra ne reconnaît-il pas explicitement que l’on ne peut s’appuyer sur rien pour réexaminer la chronologie telle qu’elle ressort d’un travail rudimentaire de collation des dates d’édition tels qu’ils nous sont complaisamment fournis, ce qui suppose qu’aucune interprétation des quatrains ne saurait jamais être convaincante au point de pouvoir modifier cet ordre des choses. “Il est donc illusoire, écrit-il, d’accorder plus qu’une simple attention à des textes qu’on voudrait absolument interpréter à la lumière d’événements précis et qui permettraient d’en déduire notamment des dates de première parution (...) on ne répétera jamais assez qu’il ne s’agit que d’interprétations (...) n’ayant aucune valeur scientifique.” A suivre un tel raisonnement, il nous serait impossible de considérer un texte qu’il que soit, sans aucun enjeu prophétique, comme relatant un événement précis. Si tel poète par exemple célèbre les victoires de Napoléon, il ne nous serait donc pas possible de dater ses textes parce que ces textes pourraient tout aussi bien convenir à d’autres événements. Un tel raisonnement vaut certainement pour les mots d’une langue lesquels peuvent être utilisés dans des acceptions extrêmement variées; en revanche, il est irrecevable pour ce qui est de textes plus ou moins substantiels et qui introduisent une certaine rigidité conduisant à une forme d’univocité. Pour en revenir aux Centuries, il ne s’agit pas d’un quatrain qui voudrait dire ceci ou cela mais d’un faisceau de quatrains qui concernent une certaine période. Qui peut contester raisonnablement aujourd’hui que la période allant de 1555 à 1568 n’est pas couverte par un nombre significatif de quatrains et qui peut affirmer que cette période n’est aucunement visée par les Centuries alors que par ailleurs on a aucun scrupule, comme dans le cas de Brind’amour, à associer tel quatrain avec tel événement survenu avant 1555 ou bien chez tel exégète du XIXe siècle à associer tel quatrain avec tel événement survenu après 1789 ? Deux poids, deux mesures. En fait, le débat lancé par Benazra dépasserait très largement le cas du centurisme nostradamique mais concernerait le statut du langage et du rapport entre signifiant et signifié, en fait il pose le problème du travail de l’historien accompli à partir de textes nécessairement à “interpréter”. Contrairement, en effet, à ce qu’imagine R. Benazra, son objection ne vaut aucunement pour le seul cas des Centuries mais interpelle la problématique du récit en général que nous tenons sur le monde et c’est pour cette raison que même les seiziémistes semblent actuellement dans une sorte d’impuissance à démêler l’écheveau Nostradamus. A partir de quel seuil un texte est-il reliable de façon certaine avec une réalité précise - à un événement, à un personnage, à un lieu donnés - et à partir de quel seuil cesse-t-il de l’être ? Que certains quatrains aient pu se révéler à l’usage polyvalents est quelque chose qui a été découvert par la suite, au cours du périple nostradamique qui se poursuit de nos jours. Mais du temps de Nostradamus et à sa mort, un tel questionnement n’était guère de mise et c’est cela qui compte pour rétablir la vérité du phénomène à sa naissance.

Jacques Halbronn
Paris, le 11 février 2004

Notes

1 Cf. “Une réflexion sur la Lettres à César”. Retour

2 Cf. RCN, p. 51. Retour

3 Cf. fol. 63 verso, BM Lyon La Part Dieu cote B 511975. Retour

4 Cf. Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, op. cité, p. 228. Retour

5 Cf. M. Gasnier, Les Dominicains de Saint Honoré, Paris, Le Cerf, 1950. Retour

6 Cf. B. Chevignard, Ed. Présages de Nostradamus, Paris, Seuil, p. 283, chez l’éditeur de Jean-Charles de Fontbrune (1980). Retour

7 A Barcelone, Ed. Plaza y Janés, trad. Française, Le testament de Nostradamus, Monaco, Le Rocher, 1982. Retour

8 Cf. “Les chronologies officielles des quatre premières éditions des Centuries“. Retour

9 Cf. RCN, pp. 140 et seq. Voir “Les éditions à sept centuries prolongées“. Retour

10 Cf. D. Ruzo, Testament de Nostradamus, op. cit. pp. 86 et 269 - 273. Retour

11 Reproduite comme la précédente dans nos Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002, pp. 191 et seq. Retour

12 On la trouve en fac simile également dans l’édition B. Chevignard des Présages de Nostradamus, Paris, Seuil, 1999 p. 395. Retour

13 Cf. R. Benazra, RCN, pp. 100, 105, 106, 114. Retour

14 Cf. Ed. Lyon, 1627. Retour

15 Cf. nos Documents Inexploités sur le phénomène Nostradamus, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002, p. 159. Retour

16 Cf. “Les éditions des Centuries à une, deux, trois épîtres”, Espace Nostradamus. Retour

17 Cf. “Les éditions des Centuries à une, deux, trois épîtres”. Retour

18 Cf. notre étude sur les “pièges de la représentation dans la communauté juive de France”, sur le Site Prospererensemble.com et sur Hommes-et-faits.com. Retour

19 Cf. RCN, p. 123. Retour

20 Cf. RCN, planches, p. X. Retour



 

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