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ANALYSE

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A la recherche du manuscrit idéal des Centuries

par Jacques Halbronn

    Déjà en 1656, dans la Préface de l’Eclaircissement des véritables quatrains de Michel Nostradamus, Giffré de Rechac prétendait corriger le texte des Centuries, tout en considérant que l’on disposait de l’état premier du texte dans le canon centurique.

   Pour en finir avec le problème de la paternité du dominicain, on ne peut que renvoyer au travail ignoré des bibliographies nostradamiques, Les Dominicains de Saint Honoré, histoire et préhistoire des Jacobins1 dans lequel H. Gasnier signale l’intérêt de l’auteur de La Vie du glorieux patriarche S. Dominique, Paris, 1647, pour Nostradamus, y voyant la cause de certains problèmes avec ses supérieurs : “Lorsque le Rme P. De Marinis le rappelait à plus de tempérance productive, il faisait allusion non à son oeuvre historique mais à des travaux d’une étrange inspiration, où il semble que l’influence de Campanella ne fut point absente. Il s’occupait à ce moment à commenter les horoscopes (sic) de Nostradamus” précisant que “l’ouvrage parut en 1656”, il veut évidemment parler de l’Eclaircissement des véritables quatrains, ajoutant que le “Nostradamus glosé” est conservé “en manuscrit aux Archives Nationales (M 863)”, précisant curieusement qu’ “il est visible qu’il a été maintes fois consulté vraisemblablement par les fervents de Nostradamus. Ils ont dû d’ailleurs suer sang et eau pour le déchiffrer, l’écriture de Jean de Rechac étant presque illisible”.2 S’il a été si consulté que cela, comme l’affirme un peu vite Gasnier, le secret en aura été bien gardé !

   Mais ce n’est pas ici du manuscrit retrouvé de Giffré de Rechac que nous voulons parler, encore que la confrontation entre le manuscrit et l’imprimé puisse offrir en l’occurrence quelques lumières, mais bien de celui des quatrains centuriques.

   Nous avions regretté dans de précédents articles qu’il y ait cette pierre d’achoppement que constitue la conviction chez nombre de chercheurs selon laquelle on disposerait de l’état premier des Centuries. Or, pour débloquer la situation et rendre compte des multiples variantes, dont se plaignait un Giffré de Rechac, ne suffirait-il pas de s’intéresser au manuscrit des dits quatrains ? Non pas, certes, que nous pensions avoir mis la main sur un tel manuscrit mais parce qu’un tel manuscrit a bien du techniquement exister et que c’est bel et bien ce manuscrit qu’il s’agit de reconstituer.

   Quel est l’intérêt, demandera-t-on d’une telle méthode qui ne fait que repousser le problème plus en amont ? Cet intérêt nous semble heuristiquement évident, à savoir qu’aucun imprimé ne saurait faire a priori référence, dès lors qu’il n’offre pas une lisibilité flagrante.

   Il ne s’agit, nullement, de notre part, de renoncer à la thèse d’éditions perdues des Centuries mais bel et bien d’unifier le champ de la recherche, toutes tendances confondues, autour d’un inévitable manuscrit, lequel devait échapper à un certain nombre de coquilles dont nous avons dressé une liste non exhaustive dans une précédente étude consacrée aux variantes. Nous proposons ainsi que la recherche du texte le plus satisfaisant ne soit pas suspendue au débat sur la chronologie des éditions et que l’on parle désormais du manuscrit d’origine, ce sur quoi tous peuvent tomber d’accord qu’il a du exister, comme c’est le cas pour la plupart des oeuvres écrites avant l’ère de l’informatique. Et c’est ce manuscrit qui a été corrompu lors du passage à l’impression.

   En procédant ainsi, nous pensons permettre à la recherche de se décrisper, c’est-à-dire à certains de ne pas se condamner à défendre désespérément le texte des éditions qu’ils jugent à tort ou à raison les premières ou les plus anciennes et ainsi à ne pas leur épargner un travail concernant un état plus satisfaisant du texte.

   En réalité, quand nous parlons du manuscrit, c’est une façon de parler car il faudrait bien plutôt parler de manuscrits, étant donné qu’il y eut des additions non seulement de quatrains mais même de Centuries. Mais, à ce stade, peu importe et employons le terme manuscrit pour désigner un état plus satisfaisant du texte centurique et cessons de confronter uniquement et de façon souvent assez stérile les éditions imprimées entre elles.

   En tout état de cause, il nous semble bien que dès le départ, le manuscrit n’a pas été correctement rendu, ce qu’attestent des fautes qui auraient difficilement pu être commises en passant d’un imprimé à l’autre. Nombre de bizarreries, dont d’ailleurs Giffré de Rechac fournit une liste nullement exhaustive et pas nécessairement toujours pertinente, dans l’Eclaircissement, ne semblent pouvoir s’expliquer que par un mauvais déchiffrement ou par une dictée.

   Reproduisons ici quelques remarques de Giffré de Rechac, dans le paragraphe intitulé : “Origine des fautes qui se sont glissées dans les Quatrains de Nostradamus” (pp. 84 et seq) : Le dominicain parle des “fautes des copistes” : “A peine trouve-t-on un Quatrain, écrit-il, où il n’y en ait quelqu’une de notable & qui par fois dit tout le contraire : comme Mettra à mort tout homme, pour dire mettra à port tout homme, Cent. 6.4. 28 (sic : lire VI, 28 : Le grand pasteur mettra à mort tout homme)”.

   Et d’ajouter : “La cause de ces fautes est provenue de l’obscurité des Quatrains dont les Copistes n’en ayans aucune intelligence, mettoient une lettre, une syllabe, & une diction pour l’autre.”

   Il ne s’agit nullement de confirmer les corrections proposées sinon imposées par Giffré de Rechac, mais de s’arrêter sur sa méthode. Voilà un homme qui dispose en vérité de très peu d’éditions des Centuries et en fait qui n’a à sa disposition, sous les yeux, qu’une édition récente, probablement troyenne et comportant Présages et Sixains, donc de type Du Ruau. C’est pour lui une chance car il peut à loisir spéculer sur ce qu’il n’a pas et tenter de le restituer en corrigeant ce qui, selon lui, ne va pas. Les nostradamologues modernes n’ont pas ce bonheur car... ils croient disposer de toutes les éditions et en tout cas ne veulent s’appuyer que sur celles qui sont conservées et accessibles. Ils se gaussent volontiers de telle variante introduite par un commentateur en montrant que celle-ci n’est pas “attestée” par une édition. Or, selon nous, une telle attestation n’est pas indispensable, en ce qu’elle peut avoir pour cible un manuscrit. Or, à notre connaissance, personne, de nos jours, ne possède un tel manuscrit.

   Ainsi, parallèlement aux faussaires, lesquels procèdent sciemment, il faudrait faire la part de l’inadvertance des copistes, selon la formule de Giffré de Rechac. Du temps du dominicain bien plus encore que du nôtre, on était averti du problème et des effets du passage du manuscrit à l’imprimé.

   Quels remèdes propose Giffré de Rechac ? Le dominicain emploie le terme “addresses” là où nous dirions “méthodes” : Addresses que l’on a eu pour découvrir ces fautes”, “Addresses que l’on a eu pour la clef & l’intelligence de ces Quatrains” (pp. 86 et seq). Une des méthodes préconisées et que reprendra à son compte Jean Céard, dans la Préface au RCN de R. Benazra est le facteur versification :

   “La première, c’a esté prenant garde à la rime des vers (...) La seconde remarquant la poésie de l’Auteur qui fait tous les vers masculins de dix pieds & les féminins d’onze : c’est pourquoy les pieds manquans on découvre tout aussi tost ou quelque syllabe ou quelque mot obmis etc.”

   Il serait temps, disons-le, que ceux qui n’ont pas de talent particulier à statuer sur la chronologie des éditions, se mettent au travail et ne se contentent plus d’être sur la défensive. On aimerait qu’ils s’efforcent de restituer l’état manuscrit des Centuries et ce sans trop se préoccuper de la date de sa rédaction, sans chercher à tout prix à gommer ce qu’ils jugeraient des anachronismes par rapport aux dates auxquelles, à tort ou à raison, ils se tiennent.

   Et ce qui vaut pour les quatrains vaut évidemment tout autant pour les épîtres. Il est assez évident que l’Epître canonique à César tout comme celle à Henri II sont défectueuses et donc, selon notre formule, non conformes à leur état manuscrit. Nous avons relevé ailleurs, pour ces deux Centuries, des carences, des passages visiblement sautés, ce que nous n’avons pu faire qu’en comparant les éditions ou en retrouvant des sources non nostradamiques; comme dans le cas de Plutarque - texte auquel R. Benazra a répliqué, sur Espace Nostradamus - pour l’Epître canonique à Henri II.

   Il ne faudrait donc pas que les études nostradamiques en France soient figées du fait de la non nécessité de traduire donc de comprendre le texte centurique ou par la certitude de disposer de l’état premier - non manuscrit - du texte et donc de ne pas avoir à restituer celui-ci.

   Si le texte centurique est obscur, cela ne saurait être du à une volonté délibérée mais bien plutôt à une certaine incurie voire à des interpolations qui viennent brouiller le sens d’un verset sinon d’un quatrain, si tant est que les quatrains offrent nécessairement une quelconque unité quant à leur message. Ce serait se faire une bien piètre idée du ou des auteurs du ou des manuscrits que de supposer que les fautes de l’imprimé seraient de son ou de leur fait.

   Cela dit, cette corruption du manuscrit, d’un point de vue divinatoire, a probablement eu de temps à autre des effets heureux et il est clair que ce n’est pas parce que tel quatrain a été utilisé pour annoncer ou rendre compte d’un événement qu’il serait ipso facto blanchi de toute suspicion de faute par rapport au “manuscrit”. Le hasard fait parfois bien les choses et l’erreur est souvent le fait du hasard, ne serait-ce que par une certaine similitude fortuite de consonance ou de forme entre deux mots ou expressions. Cela évoque ce jeu où le message est répété d’un participant à l’autre au point de ne plus être reconnaissable.

   Le terme manuscrit est ici d’autant plus pertinent que selon nous la thèse qui fut avancée, lors de la première publication des Centuries, aurait été celle de manuscrits découverts après la mort de Michel de Nostredame. Manuscrits de quatrains, manuscrits d’épîtres inédites. On comprend mieux ainsi qu’ait pu paraître dans les années 1570 une lettre prétendument adressée au Roi en juin 1558, sans avoir pour autant à supposer l’existence d’une édition imprimée en cette année là. Et de même pour la Préface à César datée du 1er mars 1555. Manuscrits donc dans le plein sens du terme puisque ayant pu mener une existence propre en tant que tels voire n’étant pas forcément voués à être imprimés. On a le cas d’un quatrain inachevé, en quelque sorte à l’état d’ébauche, de brouillon, c’est le VIII, 52 :

Le Roy de Bloys dans Avignon régner
D’amboise & seme (Saumur ?) viendra le long de Lyndre
Ongle (?) à Poytiers sainctes (la ville de Saintes) asles ruiner
Devant Boni

   Et ce d’autant que le premier verset se trouve déjà en VIII, 38, à la même position.

   C’est l’occasion de rappeler que les références géographiques, notamment à la suite des travaux de Chantal Liaroutzos, maintes fois cités, quant aux emprunts au(x) guide(s) de Charles Estienne, sont un bon moyen de restituer le manuscrit et que dans certains cas l’on peut raisonnablement supposer qu’un quatrain est truffé de noms de villes ou de lieux appartenant à une même région.3 Ajoutons cependant que les quatrains n’offrent pas nécessairement d’unité en leurs quatre versets. C’est ainsi que dans le quatrain reproduit, le premier verset semble avoir été ajouté, remplaçant éventuellement un autre verset plus en accord avec les versets suivants. D’ailleurs, plus on parviendra à établir une certaine cohérence des quatrains et plus certaines additions ou interpolations seront évidentes.

   On voit que la thèse du manuscrit a, entre autres, pour avantage de ne pas chercher à tout prix à tout expliquer ou justifier dans le canon centurique et de ne pas notamment chercher à compenser l’incohérence de la forme par l’acrobatie de l’interprétation. C’est pourquoi il nous semble tout à fait prématuré de vouloir prendre le canon centurique, tel qu’on le connaît, au travers d’ailleurs de nombreuses variantes, comme la base d’un travail d’interprétation, de prévision. Rappelons que le critère des variantes n’est nullement exhaustif : ce n’est pas parce que tel verset n’a pas de variantes qu’il est ipso facto au dessus de tout soupçon. Nous pensons au contraire que dans bien des cas, une erreur a pu s’imposer dans toutes les éditions connues, d’où l’importance à accorder aux commentateurs ou éditeurs qui ont proposé des changements en se fondant sur la cohérence du quatrain. Là encore, il ne faudrait pas stériliser la recherche en la cantonnant aux variantes et en laissant entendre qu’il existerait une meilleure édition, en tout point. En réalité, il est possible que telle leçon d’un verset soit plus concluante dans telle édition et que pour un autre verset il faille lui préférer tel autre édition, si tant est qu’une édition conservée donne satisfaction, ce qui, soulignons-le, n’est pas impératif. De même, une édition réputée tardive, du fait du libraire qui est supposé s’en être chargé, pour quelque raison, peut se rapprocher davantage du “manuscrit” idéal qu’une édition antérieure et ce en raison d’une transmission d’une “meilleure” édition dont l’état plus ancien aurait disparu.

   Ainsi, par le fait de cette recherche de l’établissement d’un état manuscrit, les études nostradamiques s’aligneront davantage sur les études bibliques et ne se réduiront pas à un débat sur la chronologie des éditions, visant à sanctuariser telle édition, au lieu de se lancer dans un travail en profondeur quatrain par quatrain, verset par verset. Ce faisant, d’ailleurs, il est à souhaiter que le débat sur les éditions successives y gagnera en sérénité, étant désormais découplé par rapport au problème de l’édition idéale.

   A propos de dialectique imprimé / manuscrit, rappelons l’importance du Recueil des Présages Prosaïques4 et le fait que contrairement à ce que l’on a pu penser, il ne s’agirait pas, selon nous, d’une copie manuscrite de publications imprimées mais bien de l’original des imprimés, lequel était complété, pour les besoins de l’édition, par des données complémentaires et non pas l’inverse, à savoir un manuscrit qui n’aurait conservé que certains éléments des imprimés.5

Jacques Halbronn
Paris, le 10 juin 2004

Notes

1 Paris, Ed. Du Cerf, 1950, p. 187, et note 3. Retour

2 Cf. Histoire et Préhistoire du Club des Jacobins, 1950, p. 187, et note 3. Retour

3 Cf. notre étude du quatrain I, 20 qui n’a pas eu l’heur de plaire à R. Benazra. Retour

4 Cf. B. Chevignard, Présages de Nostradamus, Paris, Ed. Seuil, 1999. Retour

5 Cf. notre étude à ce sujet sur Espace Nostradamus. Retour



 

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