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ANALYSE

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Le nostradamisme,
du mimétisme du passé à celui du futur

par Jacques Halbronn

    Celui qui ne connaîtrait de la littérature prophétique que les Centuries serait bien démuni s’il devait faire oeuvre d’historien. Or, on est frappé par la rareté des approches comparatives en la matière.

   Certes, ce n’est pas une mauvaise chose que de montrer les emprunts des Centuries à tel ou tel corpus historique ou géographique, ce qui a le mérite en effet de l’interdisciplinarité, mais cela ne dispense pas pour autant d’examiner le sort d’autres textes prophétiques, antérieurs, postérieurs ou contemporains de la formation des Centuries. A moins de fixer comme postulat que les Centuries n’ont rien à voir avec aucun autre texte prophétique, ni dans leur genèse, ni dans leur fortune. Le propre de notre thèse d’Etat1 aura précisément été d’insister sur le comparatisme et de ne pas isoler les Centuries, qui n’en occupent que le troisième et dernier volet. C’est ainsi que lorsque nous parlons de contrefaçons à leur propos, c’est tout simplement parce que c’est, selon notre expérience, chose commune voire inévitable dans la littérature prophétique.

   Croire que le texte prophétique n’est pas fortement marqué par les contextes dans lesquels il apparaît et qu’il traverse successivement relève d’un acte de foi. Signalons en passant que la connaissance de l’Histoire de l’Astrologie, également précieuse en la circonstance, nous montre suffisamment comment un savoir peut évoluer au cours de sa carrière et pas seulement au niveau de l’appareil exégétique mais dans le corps même du texte, notamment du fait d’interpolations. Faute de quoi, d’ailleurs, le dit ensemble risque fort d’être délaissé et de ne pas donner assez de gages de ses facultés prédictives.

   Car ne l’oublions pas, nous entrons là dans un domaine sensible qui est celui de l’aptitude à traiter du futur et, sans faire montre d’un cynisme excessif, on peut être tenté, pour la bonne cause sinon pour la raison d’Etat, de pratiquer quelque coup de pouce, de temps à autre. Et cela n’est nullement réservé au domaine centurique. Ajoutons qu’un texte peut acquérir le statut de prophétique qu’il n’avait pas nécessairement au départ.2

   On voudrait que le futur soit déjà écrit (mektoub, disent les Musulmans), ce qui consiste à nier l’existence d’une frontière, d’une dualité majeure, celle qui sépare l’avenir du passé. Pour le prophète / voyant, il y aurait fusion entre ces deux plans, ce qui revient en réalité à réduire le futur au passé plutôt que l’inverse, c’est-à-dire l’inconnu au connu.

   Nos sociétés auraient donc besoin pour se rassurer de se persuader que le futur en tant que champ inexploré n’existe pas, que ce n’est que le fruit de l’ignorance et qu’il existe des savoirs qui le démontrent. Il y a là, en quelque sorte, paradoxalement, un déni du futur en tant que phénomène en soi, chez ceux là même qui prétendent en traiter. C’est comme il y a un déni de l’autre chez celui qui l’imite et prétend être lui, en ce sens le désir d’altérité se révélerait fréquemment comme le refus de l’autre en tant qu’autre.

   On pourrait donc parler, avec le prophétisme, de mimétisme diachronique. Par là nous entendrons la tentation / tentative de faire coller le passé avec le futur et d’en affirmer la superposition, la similitude. Dire que A est comme B vaut en effet tant dans l’espace que dans le temps. Entre celui qui prétend avoir franchi les barrières spatiales - dans le cas de l’immigration, par exemple - et celui qui prétend avoir aboli les barrières temporelles, il n’y a pas de différence, c’est la même quête d’unicité, le même refoulement de dualité.

   Ainsi; affirmer que le futur se retrouve dans ce qui a déjà été écrit et qui, quelque part est mort, c’est soutenir que la mort est vie, qu’au fond la vie est un mirage, une illusion. On perçoit mieux, dès lors, l’engouement passionnel de certains à l’égard des Centuries; il y a là un enjeu existentiel.

   L'exégète des Centuries aura donc pour désir / plaisir de dénier à un événement son caractère de nouveauté, de le châtrer, en quelque sorte, de sa différence radicale qui est celle de la dialectique du futur au passé, de l’inédit face à l’édité.

   Mais encore faudrait-il s’entendre sur le portrait d’un tel “exégète”, lequel ne se contentera pas de commenter, ce qui est un premier niveau de mimétisme, puisqu’il s’agit de montrer le lien entre le texte et l’événement en train de se produire ou sur le point, suppose-t-on, de le faire. Un autre niveau de mimétisme consiste à changer le texte pour pouvoir mieux l’ajuster au dit événement.

   On conçoit que les deux approches se recoupent et se complètent. Répétons-le, dans cette perspective, le texte est la mort, c’est-à-dire ce qui a déjà été produit et l’événement, le futur. C’est pourquoi nous désignerons le prophétisme comme la mort - l'assassinat ! - du futur et quelque part du masculin, symbolisé par cet instant infiniment bref de la fécondation. Approche pleinement interdisciplinaire que la nôtre, qui repose sur ce que nous avons appelé anthropologie fonctionnelle3 et qui refuse tout enclavement du prophétisme et a fortiori du centurisme.

   Reconnaître qu’un texte a été modifié, c’est affirmer que sa vie s’est prolongée, qu’il ne s’est pas figé. Dès lors, nier que le texte a été modifié, c’est occulter sa vitalité, c’est donc faire triompher la mort et lui accorder une dimension qu’elle n’a pas, en affirmant qu’un texte a prévu ce qu’il n’a pas prévu par le fait même que la vie n’est pas prévisible. Dire que la vie est prévisible, c’est l’assimiler à la mort, dire que la mort prévoit, c’est l’assimiler à la vie.

   Si l’on réfléchit sur ce qu’on appelle ésotérisme, nous dirons qu’il y a deux secrets : celui du passé qui est à exhumer et celui du futur qui est à deviner et qui ne se révèle, finalement, qu’après coup. On voit donc que les savoirs qui prétendent à traiter de l’avenir sont le fondement même de l’ésotérisme.4

   Admettre qu’un texte prophétique est, à l’instar du langage, à la fois figé et en mouvement n’a donc rien d’aberrant et il revient à l’historien des textes de faire ressortir leur mouvement, c’est-à-dire leur renouvellement, même et surtout s’il y a occultation de ce processus.

   C’est cette occultation qui brouille les pistes dans la mesure où le changement est nié et cherche à se conformer à l’état premier, en une sorte de mimétisme du passé, lequel fait pendant au mimétisme du futur, décrit plus haut. Le mimétisme du futur cherche à montrer que le texte établi est en conformité avec le futur qui se dévoile -et qui d’ailleurs, ce faisant, devient du passé - tandis que le mimétisme du passé cherche à montrer que les ajustements opérés pour ce faire n’ont pas eu lieu. Que de mauvaise foi, dans un cas comme dans l’autre !

   Mais ne pourrait-on en dire autant du langage quand on soutient que telle langue n’a pas évolué et que l’on nie que sous un même nom circule - comme c’est le cas de l’anglais - une langue bien différente ?

   Pour illustrer notre propos, revenons au corpus nostradamique : d’une part, il y a des textes qui, selon nous, sont postérieurs à la période d’activité de Michel de Nostredame et qui surtout ont intégré des événements dont il ne fut pas le témoin ; dès lors que ces additions ne se présentent pas comme telles mais sont antidatées5, on est donc dans ce que nous avons appelé le mimétisme du passé mais d’autre part, ces additions, qui dans certains cas sont plutôt des retouches, s’efforcent de présenter des textes anciens comme conformes à des événements qui leur sont postérieurs, on est dans ce que nous avons appelé le mimétisme du futur - ce qui est généralement le propre de toute l'exégèse nostradamique, par delà la question des modifications de la lettre des quatrains.

   On nous demandera : pourquoi une telle gymnastique, de telles acrobaties chez tous ces faussaires et ces commentateurs ? Que se passerait-il, en effet, si de tels procédés n’avaient pas été mis en œuvre ? Où en seraient les Centuries ?

   Imaginons donc que l’on n’ait pas intégré dans le corpus nostradamique divers quatrains en rapport avec l’actualité, pour l’époque où cela se fit ou imaginons que ces apports n’aient pas fait l’objet d’éditions antidatées ou que l’on n’ait pas proposé des lectures “adéquates” de certains quatrains. Veut-on croire sérieusement qu’alors le prestige des Centuries eut été le même ?

   Que veulent les faussaires ? Ils veulent gagner sur les deux tableaux : à la fois être le mieux en prise possible sur le futur en train de se révéler, en oeuvrant post eventum - mimétisme du futur - et à la fois, par l’antidatation - et ce double travail n’est pas forcément le fait d’une seule et même équipe - nier un tel procédé - mimétisme du passé. On commet un acte et, par dessus le marché, on refuse de l’admettre, de le reconnaître, comme c’est le cas par exemple du viol : il y a là comme un double délit. Tout cela, on le conçoit, conduit, in fine, à augmenter ipso facto la masse textuelle et le nombre des éditions.

   Or, il semble bien que toute activité prophétique obéisse à un telle dialectique, à ce double mimétisme de type Janus que nous avons décrit. Par définition, tout texte prophétique se doit de prétendre, notamment par le biais du commentaire, et ce, dès sa première apparition, avoir anticipé sur le cours des choses, donc fait preuve d’un mimétisme du futur. Mais quand, en outre, cela donne naissance à des éditions antidatées, comme ce fut - avant les Centuries - déjà le cas pour le Mirabilis Liber6, alors il s’agit d’un mimétisme du passé.

   Ne serait-il pas plus simple d’admettre la frontière entre passé et futur et de refuser de croire que l’on puisse l’abolir ? Mais dans ce cas, y aurait-il encore une place pour le prophétisme ?

   La différence entre prophétisme et astrologie, c’est que cette dernière ne peut procéder à des interpolations événementielles, du fait de l’abstraction de son discours et qu’elle ne peut davantage changer le passé, du fait du référentiel astronomique qui ne le permettrait pas. Autrement dit, les malversations de toutes sortes sont bien plus courantes dans le cadre du prophétisme que dans celui de l’astrologie, ce qui rend d’ailleurs, à notre avis, beaucoup plus excitante la recherche textologique en matière de prophétisme. On concevra dès lors que celui qui est accoutumé à l’astrologie soit bien mal préparé pour aborder le prophétisme, tant les mentalités et les ressources y diffèrent. A côté des prophètes de tous poils et de leurs escroqueries à grande échelle, sur la place publique, avec des complicités haut placées et des imprimeurs et éditeurs à leur botte, les astrologues sont des enfants de choeur qui ne peuvent le plus souvent berner que leurs clients, dans le secret de leur cabinet !

Jacques Halbronn
Paris, le 7 mars 2003

Notes

1 Cf. Le texte prophétique en France, formation et fortune, Villeneuve d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion, 2002. Retour

2 Cf. Le sionisme et ses avatars, Feyzin, Ed. Ramkat, 2002. Retour

3 Cf. nos études à ce sujet, notamment à la rubrique Hypnologica, sur le Site Ramkat.free.fr. Retour

4 Cf. nos études sur l’ésotérisme, sur le Site Cura.free.fr, sur le Site ramkat.free.fr et sur le Site Faculte-anthropologie.fr. Retour

5 Cf. les éditions des Centuries datées de 1555, 1557, 1568. Retour

6 Cf. notre étude sur le Site Cura.free.fr. Retour



 

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